Entretien d'EuropeJustice, liberté, sécurité : quelles priorités?
Justice, liberté, sécurité : quelles priorités?

Liberté, sécurité, justice

Jacques Barrot

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15 septembre 2008

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Jacques Barrot

Ancien ministre français du Logement, Commerce, de la Santé et du Travail, a été vice-président de la Commission européenne de 2004 à 2009 en charge des Transports, puis de la Justice et des Affaires intérieures. Il est désormais membre du Conseil constitutionnel français depuis 2010 et membre du Conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman.

Justice, liberté, sécurité : quelles priorités?

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Entretien avec Jacques Barrot, Vice-président de la Commission européenne en charge de l'espace de justice, de liberté et de sécurité.

1. Vous êtes Vice-président de la Commission européenne, désormais en charge de l'un des portefeuilles les plus importants, celui de l'espace de justice, de liberté et de sécurité. Quels sont vos objectifs prioritaires ?

Tout d'abord, continuer à bâtir la citoyenneté européenne. Une citoyenneté qui n'a pas vocation à se substituer à la citoyenneté nationale mais à s'y ajouter, et qui peut être définie comme le plus haut degré possible de protection du citoyen européen, en tout point du territoire de l'Union. Se sentir citoyen européen, c'est se savoir protégé par l'action européenne.

Il s'agit d'abord d'une protection individuelle, garantissant les libertés et les droits fondamentaux.

Je pense, en premier lieu, à la lutte contre toutes les discriminations, qui méritent d'être combattues avec une égale détermination. Nous y travaillons avec mon collègue Vladimir Spidla, et notre proposition de directive horizontale du 2 juillet 2008 est un progrès considérable.

J'entends également améliorer la situation en matière de respect de la vie privée, en modernisant notamment la directive de 1995 sur la protection des données personnelles, pour l'adapter au développement des nouvelles technologies.

La protection individuelle, c'est aussi assurer le respect du droit des citoyens européens et de leur famille de circuler librement d'un État membre à l'autre, et d'y séjourner. Cette liberté doit être garantie et je présenterai un rapport sur l'application de la directive de 2004.

Enfin, protéger les individus, c'est continuer à avancer sur le chemin de la coopération judiciaire civile. En effet, à quoi sert la mobilité des individus si leurs droits restent à quai ? Des actes qui peuvent être simples chez soi deviennent compliqués quand on traverse les frontières...

Il faut achever le programme de reconnaissance mutuelle des droits, des actes, des décisions. Je pense, par exemple, aux difficultés que peuvent rencontrer actuellement les citoyens européens lorsqu'il s'agit de prouver les modifications de leur état civil intervenues dans un autre État membre. Nous devons aller vers la reconnaissance mutuelle des actes d'état civil, sur laquelle j'entends présenter des propositions. Je présenterai aussi une proposition législative sur les successions et les testaments, afin de clarifier le droit applicable en la matière et de simplifier la vie des citoyens. J'ai particulièrement à cœur la protection des enfants en cas de divorce de couples binationaux. Une bonne application du droit concernant l'autorité parentale et les obligations alimentaires est indispensable.

Mais il n'existe pas d'exercice effectif des libertés et des droits fondamentaux sans sécurité, c'est-à-dire sans garantie d'une protection collective.

Cette sécurité passe par le renforcement de la coopération judiciaire pénale, dont la pierre angulaire est également la reconnaissance mutuelle des décisions prises par les juges des États membres. Nous devrons avancer rapidement vers la création d'un véritable système européen d'information sur les casiers judiciaires pour éviter que ne se reproduisent des affaires aussi tragiques que l'affaire Fourniret. Je viens de proposer une décision pour concrétiser cet objectif, dans le cadre de l'initiative "E- Justice".

La mise en œuvre d'un véritable espace judiciaire pénal européen doit, bien sûr, s'accompagner d'une coopération policière accrue entre les États membres. Dans notre Europe sans frontières internes, nos polices et nos justices pénales ne communiquent pas encore assez efficacement pour lutter contre la criminalité organisée, la cybercriminalité et le terrorisme.

Les 27 ministres de la Justice de l'Union européenne ont abouti à un accord politique sur le renforcement d'Eurojust le 25 juillet dernier. Parallèlement, le renforcement d'Europol doit permettre d'améliorer la coopération policière : je dois mener à bien sa transformation en agence de l'Union.

Je poursuivrai les efforts pour diffuser les meilleures pratiques et utiliser les nouvelles technologies, afin de mieux combattre le terrorisme. Une nouvelle série d'actions pourrait être proposée en 2009 contre la menace chimique, biologique, radiologique et nucléaire ou pour mieux prévenir le recrutement par les réseaux terroristes.

Je veux aussi améliorer la protection collective des personnes les plus vulnérables et lutter sans relâche contre le trafic des êtres humains, l'exploitation sexuelle des enfants et la violence faite aux femmes.

Je pense aussi à cette agression permanente contre la jeunesse et la société européennes que constitue le trafic de drogue. Sur le modèle de la charte européenne de la sécurité routière, j'envisage d'établir une charte européenne de prévention et de lutte contre la drogue. Une signature appelle une autre signature, un comportement responsable appelle un autre comportement responsable. C'est ainsi qu'on réveille les consciences.

Le deuxième grand volet de mon action, c'est le renforcement de notre politique commune d'immigration.

2. Sur ce sujet, le contexte en Europe a beaucoup changé. La plupart des États membres mettent en œuvre des politiques d'immigration plus restrictives. Quel jugement portez-vous sur cette évolution ? Par ailleurs, comment être efficaces dans le respect des valeurs européennes ?

Dans le contexte d'une mondialisation qui amplifie les flux migratoires, la fragmentation des politiques nationales est un grand risque. Les problèmes liés à l'immigration doivent être résolus de façon concertée, entre les pays membres et avec les pays tiers.

Dans cet esprit de dialogue, de partenariat, l'Europe doit faire preuve à la fois de courage, de solidarité et de générosité.

L'Europe doit faire preuve de courage pour lutter contre l'immigration irrégulière, qui fragilise l'intégration des immigrés réguliers.

C'est un combat qui doit toujours être mené dans le respect de la dignité de la personne. Nous devons nous appuyer sur un large éventail d'initiatives, telles que le renforcement des contrôles aux frontières extérieures, avec notre Agence FRONTEX, et une politique de retour efficace et humaine mise en œuvre en partenariat avec les pays tiers. Mais c'est avant tout un combat contre ceux qui exploitent le désespoir et la misère : les passeurs, les employeurs clandestins. Les batailles contre le trafic des êtres humains, contre l'emploi illégal sont des priorités absolues.

L'Europe doit faire preuve de solidarité pour gérer l'immigration régulière.

L'Union européenne a besoin de l'immigration, notamment pour dynamiser une démographie déclinante. Si la tendance actuelle se poursuit, l'Europe aura probablement perdu 20 millions d'habitants en 2050 ! Et l'immigration légale contribue à notre prospérité.

Nous devons manifester cette solidarité vis-à-vis des immigrants en facilitant leurs efforts, leurs parcours d'intégration. Il est impératif de prévoir durablement, aux plans national et européen, les financements nécessaires à de vraies politiques d'intégration et de lutte contre les discriminations.

L'Union doit aussi accompagner ces flux migratoires d'instruments adéquats donnant aux immigrants des statuts clairs et adaptés. Deux propositions sur l'immigration légale sont actuellement en discussion : "la carte bleue" pour les travailleurs hautement qualifiés et "le guichet unique". Deux autres devraient suivre au début de 2009, pour les travailleurs saisonniers et les stagiaires rémunérés.

C'est aussi un esprit de solidarité qui doit guider notre relation avec les pays tiers. Des "partenariats pour la mobilité" doivent être établis avec les pays d'origine, pour une migration circulaire permettant d'éviter la fuite des cerveaux. Un partenariat avec le Sénégal est ainsi en préparation. Nous devons bâtir un système gagnant-gagnant pour le pays d'origine comme pour le pays d'accueil, afin qu'ils bénéficient de manière égale des compétences des immigrés.

Enfin, l'Europe doit faire preuve de générosité pour être fidèle à son devoir d'accueil des réfugiés.

Les fondations du régime d'asile européen commun ont été posées, mais beaucoup reste à faire. C'est la raison pour laquelle j'ai présenté, le 17 juin dernier, un Plan d'action sur la politique d'asile, qui a pour but essentiel de remédier aux disparités qui affectent les États membres plus exposés aux afflux de demandeurs et qui sont source de traitements inéquitables pour les réfugiés. Le système actuel, dit "de Dublin", doit être amélioré.

La Commission a commencé à progresser main dans la main sur ce sujet majeur avec la Présidence française de l'Union européenne, en lançant le projet de création en 2009 d'un Bureau européen de soutien pour l'asile, qui sera chargé de coordonner toutes les activités de coopération entre les États membres sur les questions d'asile. C'est un premier pas important.

3. L'immigration et l'asile constitue l'une des quatre priorités de la Présidence française du Conseil de l'Union européenne. À quelles conditions le pacte européen proposé par la France à ses homologues peut-il faire l'objet d'un consensus et être adopté lors du Conseil européen des 15 et 16 octobre 2008 ?

Je me réjouis très vivement de l'initiative de Brice Hortefeux, qui a fait l'objet d'un soutien général lors du Conseil informel de Cannes en juillet dernier et qui aboutira très certainement à l'adoption de ce Pacte européen sur l'immigration et l'asile par le Conseil européen du mois d'octobre prochain. Les engagements fondamentaux qui le sous-tendent constitueront le cadre de référence du programme qui succèdera en 2010 au programme de La Haye.

La Commission a contribué, de son côté, à la définition des nouveaux axes de la politique européenne commune en présentant son "paquet" immigration et asile le 17 juin dernier. Il existe une très grande complémentarité entre ces textes et le pacte, qui a fait l'objet d'un dialogue approfondi avec la Commission.

Nous retrouvons les mêmes objectifs (promouvoir l'immigration légale, poursuivre la lutte contre l'immigration irrégulière, renforcer le contrôle aux frontières, améliorer le droit d'asile, approfondir les partenariats avec les pays tiers) et l'affirmation très nette de recourir dans toute la mesure du possible à la méthode communautaire pour les atteindre.

Ce sujet sera une priorité constante de mon programme de travail jusqu'à la fin du mandat de cette Commission : il faut passer du pacte aux actes !

4. Alors que les États-Unis devaient lever l'obligation de visas pour les citoyens de 12 États membres de l'UE (Bulgarie, Chypre, Estonie, Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Roumanie et Slovaquie), aucun progrès tangible n'a été constaté et la Commission européenne envisage de réintroduire le 1er janvier 2009 des visas pour les diplomates américains voyageant dans l'Union européenne. Pensez-vous parvenir à imposer la réciprocité entre les États-Unis et l'Union européenne en la matière ?

Je tiens, tout d'abord, à rappeler l'importance des échanges, de la mobilité entre les citoyens des deux côtés de l'Atlantique. Une levée de l'obligation de visas faciliterait, bien sûr, ces échanges. Mais, dans le même temps, il est indispensable que tous les citoyens européens soient traités de la même façon, et qu'un esprit de réciprocité soit le fil rouge de ce dossier.

C'est pourquoi la Commission est engagée dans un dialogue constructif avec nos partenaires américains pour que le programme d'exemption de visa, qui relève de la compétence de l'Union européenne, puisse être étendu avant la fin de l'année à plusieurs États membres qui n'en bénéficient pas encore.

J'espère que les États-Unis tiendront leur promesse. Dans ce cas, la Commission ne proposera aucune mesure de rétorsion. Mais je n'hésiterai pas à mettre en place cette réintroduction des visas pour les diplomates américains si les engagements politiques des États-Unis n'étaient pas honorés.

Je souligne que cette mesure ne serait pas effective dès le 1er janvier 2009. La Commission présenterait une proposition d'adoption de mesures de rétorsion temporaires et le Conseil devrait ensuite se prononcer sur cette proposition à la majorité qualifiée dans un délai de trois mois.

5. Le Traité de Lisbonne, s'il entre en vigueur, prévoit de nombreux changements dans le domaine de l'espace justice, liberté et sécurité. Selon vous, quelles en sont les innovations majeures ?

Le point essentiel, c'est l'abolition de la structure en "piliers" et donc la "communautarisation", comme on dit dans notre jargon, des domaines relevant actuellement du troisième pilier, à savoir la coopération policière et judiciaire en matière pénale.

Concrètement, cela veut dire que l'entrée en vigueur du nouveau Traité permettrait d'étendre à ces domaines, qui sont actuellement régis par l'unanimité, la prise des décisions à la majorité qualifiée au Conseil des ministres et la procédure de codécision, dans laquelle le Parlement européen est co-législateur avec le Conseil (actuellement, il est seulement consulté). Seuls quelques aspects très sensibles touchant au cœur de la souveraineté nationale resteraient à l'unanimité. Dans le domaine de l'immigration légale, nous passerions également de l'unanimité à la majorité qualifiée, de la consultation du Parlement européen à la codécision.

Ce grand changement serait le gage d'une procédure décisionnelle à la fois plus efficace et plus démocratique. J'ai pu constater, dans mes précédentes fonctions de commissaire aux Transports, à quel point le vote à la majorité qualifiée et la codécision du Parlement européen permettent de débloquer des situations compromises. Sans cela, jamais je n'aurais pu remettre Galileo sur le pas de tir !

Il est aussi important de signaler qu'avec le Traité de Lisbonne, la Cour de justice deviendrait pleinement compétente dans tous les domaines de l'espace de justice, liberté et sécurité (avec une période transitoire de 5 ans en relation à la législation déjà en vigueur en matière de coopération policière et judiciaire pénale). La compétence de la Cour comprendrait donc également la possibilité pour la Commission de lancer des procédures d'infractions en cas de non transposition ou de transposition incorrecte des mesures communes adoptées. En outre, il n'y aurait plus de restrictions pour la saisine de la Cour de la part des instances judiciaires nationales en cas de doute sur l'interprétation du droit communautaire. Cela mettrait fin à un régime exceptionnel qui n'a plus lieu d'être, lorsqu'il s'agit de domaines et de mesures ayant un impact significatif sur les droits des personnes.

Enfin, le Traité de Lisbonne permettrait de renforcer le respect des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, en rendant la Charte des droits fondamentaux juridiquement contraignante et en prévoyant aussi une base juridique permettant à l'Union européenne d'adhérer à la Convention européenne des droits de l'Homme.

En matière de justice, de liberté et de sécurité, le Traité de Lisbonne serait donc un levier très puissant de progrès, au service des citoyens européens.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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