Démocratie et citoyenneté
Claire Demesmay
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Claire Demesmay
Retour sur le « miracle politique » de la République fédérale
Quelques années après la seconde guerre mondiale et l'effondrement du régime national-socialiste, l'Allemagne comptait déjà parmi les démocraties les plus stables du monde. Alors que certains politologues américains estimaient à un siècle la construction démocratique du pays, les Allemands n'ont mis que quelques décennies pour développer un système institutionnel démocratique et pour intérioriser des valeurs politiques comparables à celles de leurs voisins occidentaux. S'il est possible, à propos de l'Allemagne, de parler de « miracle politique » [1], c'est essentiellement en se référant à la culture politique de la population [2] : le sujet de l'Empire décrit par Heinrich Mann au début du 20e siècle, qui disposait d'institutions démocratiques mais se montrait généralement méprisant à leur égard, a rapidement laissé place à un citoyen intéressé et prêt à participer activement aux processus de décision du pays.
Aujourd'hui, les Allemands sont des démocrates convaincus qui ne font preuve d'aucune tendance à l'« antidémocratisme » [3]. Ils sont par ailleurs vigilants vis-à-vis des éventuels abus de pouvoir et, surtout, engagés dans la vie sociale et politique de leur pays. Une des clefs de ce succès démocratique réside précisément dans l'organisation de la société civile, cette sphère intermédiaire entre l'individu privé et les instances étatiques, qui représente l'un des piliers de la démocratie allemande.
Alors que les citoyens ne s'engagent pas massivement dans les partis politiques (entre 1,4 et 5,9% de la population, selon les Länder, est membre d'un parti), ils plébiscitent, en revanche, la vie associative. Un Allemand sur deux fait actuellement partie d'une association au moins, et représente ce faisant les intérêts d'un ou de plusieurs groupes face aux pouvoirs publics, voire accomplit un travail d'intérêt général. Qu'ils oeuvrent au sein d'organismes caritatifs, de fondations politiques, d'associations de consommateurs, d'Eglises, de syndicats, etc. Les citoyens allemands ont en effet su s'organiser pour prendre en charge leur propre destin, de façon autonome vis-à-vis de l'Etat et en dehors de tout réseau productif. Sur ce point, il est d'ailleurs révélateur que 80% des Allemands pensent que la politique ne peut être efficace que si les citoyens prennent eux-mêmes les choses en main, et que deux tiers d'entre eux préfèrent vivre dans une société dans laquelle les citoyens ont une influence directe sur les décisions importantes que dans une société dans laquelle les élus endossent seuls les responsabilités politiques. [4]
A l'heure où l'Union européenne s'élargit à de jeunes démocraties, il n'est pas inutile de revenir sur le processus de construction démocratique de l'Allemagne, notamment sur l'organisation de la société civile et l'évolution des mentalités. Etudier les origines de ce succès, ainsi d'ailleurs que les obstacles auxquels s'est heurté le processus outre-Rhin, peut contribuer à mettre en perspective les évolutions en cours dans les régions orientales de l'Europe et à fournir quelques pistes de réflexion pour consolider les pays en question dans leurs choix démocratiques.
L' « heure zéro » de la démocratie allemande
La rapidité avec laquelle l'Allemagne est devenue un modèle de démocratie est due pour une grande part à la façon dont elle a rompu avec son récent passé. Face au désastre humain du régime national-socialiste et aux chocs des découvertes post-conflit, la population s'est retrouvée unanime autour d'un principe : « plus jamais ça ! ».
Alors que la défaite de 1918 avait essentiellement été perçue comme une humiliation et appelait la revanche, celle de 1945 a été vécue comme une catastrophe dont l'Allemagne avait la plus grande responsabilité et dont, surtout, il fallait au plus vite tirer les conséquences politiques. Ainsi, le terrain était prêt pour une rupture aussi radicale et irréversible que possible, d'autant plus que les anciennes élites avaient, ou disparu de la sphère publique, ou adopté les nouvelles normes en vigueur : le nouvel Etat « devait être le parfait contraire du précédent […], libéral plutôt qu'autoritaire, tolérant plutôt que chauviniste, démocratique plutôt que dictatorial » [5]. Au cœur de son fonctionnement, fixé en 1949 par la Loi fondamentale, se trouvaient d'emblée la discussion et la négociation entre tous les acteurs – ce qui à la fois supposait l'existence de citoyens éclairés et encourageait l'émergence de contre-pouvoirs civils.
Dans un tel contexte de rupture, les citoyens allemands ont plutôt bien accueilli les mesures sur lesquelles misaient les Alliés pour construire la démocratie de leur pays. Ils se sont prêtés au jeu d'une « rééducation » allant « à l'encontre de la « pédagogie noire » qui avait été exercée en Allemagne depuis le 19e siècle » [6], et visant à démocratiser la culture politique allemande. La démarche était axée sur deux principaux éléments, à savoir l'institutionnalisation de l'éducation civique et l'instauration de la liberté des médias, toutes deux étant censées éveiller l'esprit critique des citoyens.
L'éducation civique est très vite devenue une matière obligatoire enseignée dans toutes les écoles allemandes. Censée ancrer dans les esprits du plus grand nombre possible les valeurs d'un vivre-ensemble pacifique (faculté de dialogue et de compromis, tolérance, esprit d'initiative, etc.), elle avait pour objectif de former les jeunes citoyens, futurs acteurs de la nouvelle démocratie. Dans le même sens, des centres pour l'éducation civique (Zentralen für politische Bildung) ont été créés dans les années 1950 dans l'ensemble du pays, au niveau fédéral ou régional, pour sensibiliser l'opinion publique à l'importance de la démocratie et de la participation politique. S'adressant non seulement aux écoliers et étudiants, mais aussi aux fonctionnaires de police (puis de la Bundeswehr), aux membres des organisations syndicales et à divers autres démultiplicateurs, ces centres, qui existent toujours aujourd'hui, agissent de façon complémentaire par rapport à l'enseignement scolaire : grâce aux manifestations qu'ils organisent et aux publications qu'ils éditent, ils fournissent aux citoyens des clefs leur permettant d'examiner de façon critique les grandes questions politiques et sociétales et de se prononcer en toute connaissance de cause. [7] Ils leur donnent les moyens d'être libres, au sens politique du terme.
Les Alliés ont également insisté sur l'instauration d'un paysage médiatique pluraliste et indépendant, condition indispensable à un positionnement critique des citoyens et à une société civile dynamique. Pour le gouvernement militaire américain en particulier, les choses étaient claires : « le contrôle sur les moyens de former l'opinion publique […] doit être partagé et préservé d'une domination gouvernementale » [8].
Dans cette perspective avait été élaboré, avant même la fin de la guerre, un plan en trois étapes : pour commencer, afin de faire table rase du passé, les citoyens ont dû provisoirement renoncer aux journaux et à la radio ; les Alliés se sont ensuite occupés des médias, en surveillant notamment leurs programmes ; enfin, des licences ont été distribuées aux Allemands – soigneusement sélectionnés – souhaitant éditer des journaux. Une quatrième étape a finalement été ajoutée à ce processus de normalisation démocratique, lorsqu'il a été décidé de lever le système de licence, de façon à ce que chacun puisse créer son propre journal.
Pressés d'établir une liberté d'expression totale, ce sont tout naturellement les Américains qui les premiers ont franchi le pas, en 1949 dans le Bade-Wurtemberg, suivis peu après des autres puissances occupantes.
Face aux tentations des instances étatiques d'influencer les médias, le système se devait d'être infaillible. Ainsi, pour éviter que ces dernières ne fassent main mise sur la presse ou la radio, les Alliés ont recouru à deux garde-fous. D'une part, les médias ont été organisés sur un schéma fédéral – chaque Land disposant de sa propre capitale médiatique et généralement de son propre public -, ce qui leur permettait d'échapper à l'influence gouvernementale.
D'autre part, créés sur le modèle de la BBC londonienne, ils ont été soumis dès le départ au contrôle permanent de groupes de la société civile, et ce même si leur financement était public. L'histoire a en tout cas montré que le système fonctionnait. A titre d'exemple, lorsque le chancelier Adenauer a voulu créer en 1961 une télévision d'Etat, sur laquelle le gouvernement aurait donc eu un droit de regard, il s'est heurté à l'opposition du Tribunal constitutionnel, qui a jugé la démarche anticonstitutionnelle.
Dans leur ensemble et contrairement aux citoyens, les élites de l'après-guerre n'ont pas pris parti pour une rupture aussi radicale. Dans le domaine des médias en particulier, les responsables politiques se méfiaient d'une liberté d'expression totale, telle que la prônaient les occupants américains. Ainsi, la majorité d'entre eux s'est opposée à la création de radios indépendantes, prétendant que les pouvoirs publics devaient les contrôler par le biais d'une instance de surveillance centrale. De même, ils n'ont guère apprécié que les Américains ouvrent à Stuttgart une bibliothèque en libre accès, la première en République fédérale où les citoyens, sans restriction, pouvaient lire ce qu'ils souhaitaient. Encore sous l'influence des paradigmes de Weimar, ils estimaient bien plus nécessaire de protéger l'Etat des médias que l'inverse, craignant que leurs productions servent à manipuler le peuple et conduisent à une nouvelle catastrophe. C'est donc malgré leur opposition qu'une telle « rééducation » a pu être menée et que la société civile a pu se constituer.
La résurgence des traditions
Le comportement des responsables politiques indique bien à quel point il a été difficile, après la deuxième guerre mondiale, de rompre avec les modes de pensée et les habitudes, d'ailleurs souvent bien intentionnées, de la République de Weimar. Il laisse également apparaître que, s'il y a eu rupture, il n'y a pas, en revanche, eu création d'une culture politique ex nihilo. Non seulement a eu lieu une confrontation entre anciens et nouveaux paradigmes, représentés respectivement – pour le dire de façon schématique – par les élites allemandes et par les Alliés. Mais certaines traditions ont aussi perduré dans la République fédérale. Ainsi, derrière le mythe de l'« heure zéro » se dissimulent plusieurs lignes de continuité, qui ne tournent pas toujours au désavantage de la démocratie.
Pour commencer, certaines valeurs liées à la tradition autoritaire de la « vieille » Allemagne se sont perpétuées après la fin du régime national-socialiste. Une étude réalisée à la fin des année 1950 sur la culture politique de différents pays occidentaux [9] a montré que les Allemands, beaucoup plus que leurs partenaires occidentaux, continuaient à se comporter en « sujets » : ils avaient en effet tendance à plébisciter davantage les valeurs autoritaires, telles que l'obéissance et la subordination, que les valeurs démocratiques, telles que l'autonomie et le libre arbitre. D'après cette étude, la majorité des citoyens pensaient par exemple que l'homme de la rue n'avait et ne devait pas avoir d'influence sur la politique ; qu'un seul parti est préférable à plusieurs ; que le rôle de l'opposition est avant tout de soutenir le gouvernement, non de le critiquer ; que parler de politique ne mène qu'à des disputes contreproductives. Cette persistance des valeurs traditionnelles a été confirmée dans les années 1980 – cependant dans une bien moindre mesure. A l'époque, les Allemands de l'Ouest estimaient majoritairement que le rôle de la politique était d'éviter les conflits, plutôt que de les exprimer et de les résoudre grâce à des compromis, perçus par eux comme un signe de faiblesse. [10]
Certes, parallèlement à cela, les citoyens allemands se distinguaient dès les années 1950 par leurs connaissances politiques élevées et leur forte participation électorale. Mais là encore, il s'agissait d'un vestige de l'ancien système. En effet, tous les régimes autoritaires allemands exigeaient de leurs sujets qu'ils connaissent le fonctionnement de l'Etat, afin de pouvoir comprendre – et surtout approuver – les décisions du gouvernement et de l'administration. De même, les Allemands ont toujours eu tendance à accomplir leurs devoirs de « bons citoyens », sans nécessairement espérer peser de cette manière sur les processus de décision politiques. [11] Quoi qu'il en soit, le poids du passé a plutôt contribué, dans ce cas précis, à consolider la démocratie allemande.
Dans un registre différent, il en va de même de la tradition associative. Présente dans la culture politique allemande depuis deux siècles, mais mise sous silence durant la période national-socialiste, elle a pu renaître de ses cendres après la deuxième guerre mondiale. Dans la Prusse du 19e siècle, l'association était en effet une forme d'organisation typique de la bourgeoisie urbaine, au niveau local en particulier. Sous l'œil bienveillant de l'Etat absolutiste, soucieux d'intégrer cette population aisée, cultivée et surtout ambitieuse, les Bürger (bourgeois / citoyens) ont commencé à gérer eux-mêmes les affaires communales. Vers le milieu du siècle, le bénévolat social est venu compléter le bénévolat administratif : par le biais d'une multitude d'organisations bienfaitrices, s'adressant à différents groupes de population et confessions, les bourgeois se sont progressivement chargés de soigner les pauvres de leur ville. [12]
Prenant leur distance vis-à-vis des instances étatiques, ils ont ainsi inauguré la tradition de l'engagement civil en Allemagne. Celle-ci a conservé, malgré son évolution à travers les siècles, la plupart de ses caractéristiques de l'époque : l'autonomie, la responsabilité personnelle et collective, la médiation entre les sphères privée et publique.
De même que la société civile n'a pas été inventée en 1945, de même la culture politique démocratique n'est-elle apparue de façon ni immédiate ni linéaire. Autrement dit, pour aussi rapide qu'il ait été, le passage d'une culture du sujet à une culture civile a duré plusieurs décennies et s'est déroulé en plusieurs phases. Dans les années 1950, le citoyen allemand était avant tout un spectateur : bien que capable de réagir et de sanctionner si nécessaire le jeu politique, il ne souhaitait pas participer, en dehors des élections, aux processus de décision politiques. Dans les années 1970, alors que le terrorisme menaçait l'Etat, le citoyen est devenu actif, s'engageant dans divers organisations, partis et syndicats. Conformément au souhait de Willy Brandt (« chaque citoyen peut participer à la réforme de l'Etat et de la société »), l'objet est devenu sujet de la démocratie : il est entré sur la scène publique dans le but de l'influencer.
Plus individualiste, ayant perdu sa foi dans la démocratie directe, le citoyen des années 1990 a continué à vouloir faire entendre sa voix. Comme pour renouer avec la tradition du 19e siècle, il est intervenu davantage aux niveaux local et régional, grâce à des référendums, et s'est engagé comme bénévole dans des associations et des « initiatives citoyennes » - formes d'engagement qui lui ont permis de contribuer ponctuellement à un projet particulier, sans pour autant créer des liens lui paraissant trop contraignants.
Aujourd'hui, face aux difficultés économiques et sociales que connaît l'Allemagne, le modèle de gouvernance est à nouveau interrogé, et il est probable qu'une nouvelle phase de la culture démocratique s'amorce prochainement. A titre d'exemple, certains attendent de la société civile qu'elle contribue activement au processus de réformes et réussisse là où les gouvernements ont en partie échoué ; d'autres évoquent la possibilité, sous des conditions bien spécifiques, de confier à des fondations privées certaines tâches jusqu'à présent accomplies par les instances publiques. [13]
Conclusion
L'évolution de la société civile allemande au cours des soixante dernières années montre bien qu'il n'existe pas un modèle de développement politique unique. En fonction de l'époque, de l'histoire et du niveau de développement du pays, ainsi que de sa situation économique et sociale, il peut y avoir différents types de conscience et de comportement démocratiques. Erigé en contre-exemple absolu, le passé national-socialiste a bien sûr joué un rôle clef dans le processus de démocratisation de l'Allemagne. Mais en influençant la structure de la société civile contemporaine, d'autres éléments historiques, positifs quant à eux, y ont aussi eu une part non négligeable. Bref, l'Allemagne a suivi un cheminement qui lui est propre et qui, pour cette raison même, fonctionne. Dans cette mesure, il serait vain de vouloir décalquer tel quel le miracle politique allemand sur les nouveaux membres de l'Union européenne.
Cependant, au-delà des variables historiques et culturelles, deux éléments peuvent être retenus pour leur universalité. D'une part, un ordre constitutionnel garantissant les libertés fondamentales est indispensable au développement et au renforcement de toute démocratie. Cela implique non seulement que l'Etat protège la liberté d'expression, mais aussi qu'il accorde son soutien aux acteurs de la société civile, et les intègre d'une façon ou d'une autre dans les processus de décision politiques. D'autre part, il est nécessaire que les citoyens puissent et veuillent participer à la vie sociale et politique de leur pays. Là encore, les instances publiques doivent y contribuer, notamment en leur proposant une éducation civique adéquate. L'Allemagne l'a bien compris qui, sans tenter d'exporter « son » modèle, travaille par le biais de ses fondations à l'intériorisation des valeurs démocratiques parmi les nouvelles élites des – actuels et futurs – voisins orientaux de l'Europe.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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