Démocratie et citoyenneté
Sébastien de Gasquet
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Sébastien de Gasquet
I. Un accès limité des citoyens à la justice communautaire
Si le Traité prévoit certains cas dans lesquels les particuliers [3] peuvent avoir accès à la justice communautaire [4], il reste aujourd'hui encore très difficile à un particulier de contester une mesure communautaire de portée générale. C'est pourtant le cas de figure le plus fréquent, et c'est sur donc sur ce point que le débat est le plus vif.
Le traité réserve en effet le recours en annulation aux personnes concernées "directement et individuellement" par un texte communautaire :
"Toute personne physique ou morale peut former, dans les mêmes conditions [qu'un Etat membre ou une institution communautaire], un recours contre les décisions dont elle le destinataire [5] et contre les décisions qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, la concerne directement et individuellement" (art. 230 §4 TCE).
Depuis l'arrêt Plaumann du 15 juillet 1963, la CJCE interprète comme excluant en principe le recours contre des actes de portée générale, même avec effet direct sur des particuliers, parce des requérants particuliers ne sont individuellement concernés que lorsqu'ils sont atteints "en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d'une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait les individualise d'une manière analogue à celle du destinataire".
La CJCE estime en effet que le droit communautaire offre un système de recours complet qui garantit la protection juridictionnelle effective des particuliers : ils peuvent, selon les cas, soit attaquer un acte communautaire directement conformément à l'article 230 § 4 TCE, soit saisir les tribunaux nationaux contre des mesures de mise en œuvre de l'acte communautaire, le juge national étant en mesure de saisir la Cour afin de faire vérifier la validité de l'acte communautaire (renvoi préjudiciel). Il incombe dès lors aux Etats membres de contribuer à ce double système de protection en prévoyant des voies de recours au niveau national permettant, sans lacunes, ce contrôle indirect des actes des institutions.
Il existe pourtant des cas de figure dans lesquels l'accès normal au juge national n'est pas possible. Il s'agit des actes communautaires en vertu desquels une obligation ou interdiction est directement applicable (en particulier les règlements), sans qu'un acte de transposition national ne soit nécessaire. La seule possibilité pour un particulier souhaitant invoquer ses droits contre une telle interdiction est de recourir contre la sanction qui lui serait éventuellement infligée par les autorités nationales en cas de violation de la législation communautaire. Beaucoup estiment qu'il n'est pas normal qu'un particulier soit amené à commettre une infraction pour disposer d'un recours, puisqu'il ne dispose pas d'un droit de recourir directement contre l'acte communautaire concerné.
Cette interprétation de la CJCE prive donc certains particuliers de tout moyen de demander l'annulation de dispositions de portée générale qui les concernent pourtant directement.
C'est pourquoi cette question fait débat parmi les juristes depuis un certain temps. Certains prônent un assouplissement des conditions de recours direct des particuliers à la Cour de justice, d'autres soutiennent que la Communauté dispose, en principe, d'un système de recours complet qui garantit la protection juridictionnelle effective, sous la forme d'un recours direct conformément à l'article 230 quatrième alinéa, ou d'un recours devant les tribunaux nationaux qui peuvent – ou même doivent – faire un renvoi préjudiciel à la Cour de justice au titre de l'article 234 du traité CE.
L'élaboration et l'adoption de la Charte des droits fondamentaux ont encore accru l'importance de cette question, puisque son article 47 dispose que "toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal".
II. La Cour de justice a récemment refusé de revoir sa position sur cette question
En 2002, la Cour de justice a eu la possibilité de faire évoluer sa jurisprudence et d'élargir l'accès des particuliers à la justice communautaire. Elle s'y est refusée.
Dans l'affaire Uniòn de pequeños agricultores (des producteurs espagnols demandent l'annulation d'un règlement du Conseil sur l'huile d'olive) jugée à la CJCE, l'avocat général avait plaidé le 21 mars 2002 pour une nouvelle interprétation de la notion de "personne individuellement concernée". Il estime qu'aucun argument impérieux ne permet de soutenir que cette notion de "personne individuellement concernée" comporte l'obligation pour un particulier désireux de contester une mesure générale d'être individualisé d'une manière analogue à celle d'un destinataire explicite d'une décision individuelle. Selon lui, la jurisprudence Plaumann est paradoxale dans la mesure où plus le nombre de personnes affectées par une mesure serait grand, plus les possibilités d'un contrôle juridictionnel au titre de l'article 230 alinéa 4 seraient faibles. Au contraire, selon lui, le fait qu'une mesure affecte un grand nombre de particuliers, causant un préjudice étendu plutôt que limité, constitue une raison indiscutable pour accepter qu'un ou plusieurs de ces particuliers intentent une action devant la justice communautaire. Il conclut en proposant à la Cour d'accepter qu'une personne soit considérée comme individuellement concernée par une mesure communautaire lorsque, en raison de la situation dans laquelle elle se trouve, la mesure nuit, ou est susceptible de nuire, à ses intérêts de manière substantielle.
Au même moment, le TPI jugeait une affaire semblable de recevabilité (Jégo-Quéré), et il n'a pas attendu l'arrêt de la CJCE : le TPI, en s'appuyant sur les conclusions de l'avocat général de la CJCE dans l'affaire Uniòn de pequeños agricultores, a jugé recevable la plainte d'une société de pêche française contre un règlement du Conseil sur le maillage des filets. Dans son arrêt, le TPI admet dans un premier temps que la société requérante ne puisse pas être considérée comme étant "individuellement concernée" au sens de l'article 230 quatrième alinéa sur la base des critères dégagés par la jurisprudence Plaumann. Le TPI se demande alors s'il existe pour les particuliers un droit de recours effectif, et s'appuie sur la jurisprudence de la CJCE pour démontrer que ce droit est garanti dans l'ordre juridique communautaire : la Cour elle-même avait affirmé dans son arrêt du 23 avril 1986 (Les Verts/Parlement) que l'accès au juge est un des éléments constitutifs d'une communauté de droit et qu'il est garanti dans l'ordre juridique fondé sur le traité CE du fait que celui-ci a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour de justice le contrôle de la légalité des actes des institutions. Le TPI conclut alors, comme l'avocat général dans l'affaire, qu'"il y a lieu de reconsidérer l'interprétation stricte, jusqu'à présent retenue, de la notion de personne individuellement concernée au sens de l'article 230, quatrième alinéa, CE" (§ 50)
Le TPI fixe alors une nouvelle règle : "Au vu de ce qui précède, et afin d'assurer une protection juridictionnelle effective des particuliers, une personne physique ou morale doit être considérée comme individuellement concernée par une disposition communautaire de portée générale qui la concerne directement si la disposition en question affecte, d'une manière certaine et actuelle, sa situation juridique en restreignant ses droits ou en lui imposant des obligations. Le nombre et la situation d'autres personnes également affectées par la disposition ou susceptibles de l'être ne sont pas, à cet égard, des considérations pertinentes." (§ 51)
Mais la CJCE a très rapidement infirmé l'interprétation du TPI : dans son arrêt du 25 juillet 2002 (Uniòn de pequeños agricultores), elle a confirmé son interprétation traditionnelle de l'article 230 quatrième alinéa du traité CE, élaborée à l'occasion de l'affaire Plaumann. Dans cet arrêt, la Cour se demande si un particulier non individuellement concerné par les dispositions d'un règlement peut introduire un recours en annulation au seul motif que le droit à une protection juridictionnelle effective l'exigerait, compte tenu de l'absence alléguée de toute voie de recours devant la juridiction nationale. Après avoir rappelé les jurisprudences Plaumann et Les Verts/Parlement, la Cour estime que les particuliers, empêchée par les conditions de recevabilité édictées à l'article 230 d'attaquer directement des actes communautaires de portée générale, peuvent faire valoir l'invalidité de ces actes :
• soit devant le juge communautaire par la voie d'un recours incident qui attaquerait la mesure communautaire prise en application de l'acte en cause ;
• soit devant les juridictions nationales qui, non compétentes pour constater elles-mêmes l'invalidité desdits actes, interrogent la Cour par le biais du renvoi préjudiciel (article 234 TCE).
Concernant cette dernière hypothèse, la Cour estime qu'il incombe aux Etats membres de prévoir un système de voies de recours et de procédures permettant d'assurer le respect du droit à une protection juridictionnelle effective, et à leurs juridictions d'interpréter les règles de procédure nationales d'une manière qui permet aux particuliers de contester en justice la légalité d'une mesure nationale prise en application d'un règlement et, par là même, de remettre en cause la validité de ce dernier. La Cour n'admet pas qu'un recours direct en annulation devant le juge communautaire soit ouvert s'il s'avérait que les règles procédurales nationales n'autorisent pas un particulier à introduire un recours lui permettant de mettre en cause la validité de l'acte communautaire contesté, car cela conduirait le juge communautaire à interpréter le droit procédural national. La Cour estime par ailleurs que l'interprétation de la notion de "particulier individuellement concerné" ne doit pas conduire à la suppression de cette condition expressément prévue par le Traité, car dans ce cas, le juge communautaire excéderait sa compétence et ne respecterait pas la lettre du Traité. La Cour conclut en rappelant que seuls les États membres ont, conformément à la procédure de révision du traité, le pouvoir de modifier le système de contrôle de la légalité des actes communautaires de portée générale.
Ainsi, la Cour rejette sur les systèmes juridiques nationaux la responsabilité d'éventuelles failles dans le dispositif des voies de recours, et renvoie à une révision du traité pour modifier le volet communautaire de ce dispositif. Mais elle ne se prononce pas sur l'opportunité d'un élargissement de l'accès des particuliers à la justice communautaire.
Le TPI s'est conformé à la jurisprudence Uniòn de pequeños agricultores et a donc renoncé dans une affaire récente (ordonnance du 6 mai 2003, P. Vannieuwenhuyze-Morin) aux solutions énoncées dans l'arrêt Jégo-Quéré.
III. Le Traité constitutionnel accomplit un pas important en intégrant la Charte des droits fondamentaux dans le Traité et en renforçant simultanément les droits du citoyen européen vis-à-vis de la justice communautaire
Ce débat jurisprudentiel s'étant déroulé alors que la Convention avait commencé ses travaux, celle-ci s'est tout naturellement saisie du sujet.
Prenant acte de l'intégration de la Charte des droits fondamentaux dans le Traité, qui a très rapidement fait l'objet d'un consensus, la Convention s'est posée deux types de questions concernant l'accès des particuliers à la justice communautaire :
• faut-il modifier le système actuel de recours juridictionnel ouvert aux particuliers contre des actes des institutions, compte tenu du droit fondamental à la protection juridictionnelle effective tel qu'il est reconnu par la jurisprudence de la Cour de justice et réaffirmé à l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux ?
• d'une manière plus générale, faut-il faciliter l'accès des particuliers à la justice communautaire afin qu'elle assure la protection de l'ensemble des droits définis dans la Charte, qui sont par définition des droits individuels qui concernent au premier chef les citoyens européens ?
La Convention a logiquement proposé de modifier le 4ème alinéa de l'article 230 dans le sens suivant :
"Toute personne physique ou morale peut former, dans les conditions prévues aux paragraphes 1 et 2, un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d'exécution"
La CIG a repris telle quelle cette modification, qui figure aujourd'hui dans le traité Constitutionnel à l'article III-365 (4ème alinéa).
Cette solution met finalement tout le monde d'accord : les partisans d'un élargissement de l'accès des particuliers à la justice communautaire, et la Cour qui estimait qu'un tel élargissement relevait d'une révision du traité.
La question qui se pose aujourd'hui est la suivante : la justice communautaire sera-t-elle en mesure de faire face à l'afflux probable de très nombreux recours en annulation contre des règlements ? Probablement, mais quoi qu'il en soit le risque de voir augmenter le nombre d'affaires devant la Cour de justice ne doit pas constituer un frein à une telle réforme : la garantie des droits fondamentaux passe avant toute considération organisationnelle. De plus, comme le remarquait très justement le juge Vassilios Skouris, président de la Cour de justice, lors de son audition par la Convention européenne [6], le risque existe même si le système actuel est maintenu malgré l'intégration de la Charte dans le Traité : à défaut de recours direct des particuliers contre les actes réglementaires de l'Union, il est en effet fort probable que le nombre de renvois préjudiciels en provenance des juges nationaux augmentera considérablement [7].
Par ailleurs, ni la Convention ni la CIG n'ont explicitement répondu à la deuxième question que nous évoquions plus haut : faut-il ouvrir de manière plus substantielle l'accès des particuliers à la justice communautaire afin qu'elle assure efficacement la protection de l'ensemble des droits définis dans la Charte, puisque celle-ci aura désormais la même valeur juridique que le Traité ? Il en va ici de la nature même de la justice communautaire, sur laquelle nous nous interrogions au début de cette étude, et que l'Europe devra un jour se résoudre à définir clairement.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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