Les Balkans
Lejla Haveric
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Lejla Haveric
La communauté internationale avait souhaité établir en Bosnie-Herzégovine un « grand chantier » ou « grand laboratoire » de la démocratisation. Aujourd'hui, les voix qui s'élèvent pour dénoncer les divers dysfonctionnements du système mis en place, appellent à faire le bilan de la reconstruction juridico-institutionnelle de cette ex-République yougoslave - dix ans après le début du conflit armé et six ans après les Accords de Dayton qui y ont mis fin.
Les accords de paix paraphés à Dayton le 21 novembre et signés à Paris le 14 décembre 1995 ont procédé à la création d'un Etat de Bosnie-Herzégovine doté d'institutions centrales mais partagé en deux Entités, d'une part la Fédération de Bosnie-Herzégovine, occupant 51 % du territoire et majoritairement peuplée de Bosniaques musulmans (Boshniaques) et de Croates, et d'autre part la République Serbe (49 % du territoire, avec une population presque exclusivement composée de Serbes). À l'heure actuelle, le pays compterait 3,8 millions d'habitants (43,7 % de Boshniaques, 31,4 % de Serbes et 17,3 % de Croates), dont 400 000 dans la capitale Sarajevo [1].
Les deux Entités possèdent de larges compétences propres ; elles ont cependant des institutions centrales communes, à savoir une Présidence, (composée d´un Boshniaque, un Croate et un Serbe qui alternent tous les huit mois à la tête de cet organe collégial) et le Conseil des Ministres (au nombre de six, l'un parmi eux exerçant la fonction de Président du Conseil, toujours avec le principe d´alternance tous les huit mois entre les trois principales communautés). Le Parlement comprend une Chambre des peuples (quinze délégués, cinq Boshniaques, cinq Croates et cinq Serbes) et une Chambre des représentants (quarante-deux membres).
La Fédération de Bosnie-Herzégovine regroupe principalement les communautés boshniaque et croate. Elle élit son Président et son Parlement. Fortement décentralisée, elle est composée de dix cantons, pourvus chacun de leur Gouvernement et de leur Parlement. Les cantons sont eux-mêmes divisés en municipalités.
La République Serbe dispose également d'un Président, d'un Conseil des Ministres et d'un Parlement monocaméral. Il n'y a en revanche pas de Cantons en République Serbe, et donc pas d'échelon intermédiaire entre les communes et le Gouvernement de l'Entité.
En janvier 1994, la Bosnie-Herzégovine a obtenu le statut d'invité spécial au Conseil de l'Europe et, en mars 2002, celui de membre à part entière.
Malgré un certain nombre de signes encourageants (le retour significatif de réfugiés, l'existence de conditions - cadres pour l´établissement d'une économie de marché, l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement duquel sont exclus les partis nationalistes), les observateurs ne manquent pas de constater que ce processus de démocratisation est exogène, dû entièrement à l'action de la communauté internationale, personnifiée dans la figure du Haut Représentant [2].
Le remède que préconise un nombre important d'analystes est la responsabilisation des acteurs locaux et l'autonomisation des institutions et de l'État bosniaques (ce qui coïncide avec la politique de désengagement prônée par l'administration Bush) : le moment serait venu de « laisser au peuple bosnien la responsabilité de trouver son propre chemin » [3]. Cette appropriation du processus de transition présuppose, d'après le Haut Représentant lui-même, un changement de mentalité, exige du temps et s'inscrit dans le cadre d'une société civile responsable et dynamique [4].
Pour la plupart des analystes, l'obstacle majeur à une démocratisation endogène «à la bosniaque » demeure les accords de Dayton, quoiqu'ils ne les perçoivent pas tous de la même façon. Quelques voix isolées prétendent que le processus piétine faute de la mise en œuvre des accords dans leur intégralité ; et que l'application partielle n'a pu produire que les effets pervers que l'on connaît. Selon eux, plutôt que d'abandonner les Accords de Dayton, il faudrait les renforcer. Le chemin à suivre serait donc l'application intégrale des Accords [5] qui ont, par ailleurs, le mérite d'être octroyés par la communauté internationale et acceptés par tous les acteurs locaux de l'époque — consensus qu´aucun nouvel accord dans et sur les Balkans ne serait susceptible d'obtenir avant longtemps.
Parmi ces « littéralistes », figure l'ancien Premier ministre britannique Margaret Thatcher qui, dans son dernier livre Statecraft : Strategies for a Changing World [6], recommande l'application des Accords comme moyen d'annuler les effets du nettoyage ethnique. En mettant en garde toutefois contre la mission utopique de «construction des Etats », la Dame de fer se situe à mi-chemin entre ces « littéralistes » et les «réalistes » auxquels n'échappent pas les contradictions fondamentales et insurmontables des Accords de Dayton [7], et qui recommandent un nouvel accord.
Pour les uns comme pour les autres, que l'on parte donc des accords existants ou à formuler, la solution est à chercher dans la sphère juridico-constitutionnelle et consiste en la construction d'un Etat (state-building) qui pourrait assurer à terme toutes ses fonctions sans l'aide de l'extérieur. Dans les pages qui suivent, je propose un aperçu de ces diagnostics, un résumé des recommandations ainsi que quelques remarques sur les défauts de l'approche exclusivement institutionnelle à la question bosniaque.
Selon un rapport de l'International Crisis Group [8] intitulé Courting Disaster : The Misrule of Law in Bosnia & Herzegovina [9], la Bosnie-Herzégovine n'est pas encore devenue un État de droit. La loi n'y est pas appliquée d'une façon cohérente les Cours sont incompétentes et corrompues, l'espace juridique fragmenté, les réformes insuffisantes et mises en œuvre de façon partielle. La Bosnie serait, en bref, un pays au faible respect de la loi et avec une faible confiance en ses représentants.
Les Bosniens, continue le rapport, ne sont pas égaux devant la loi et ils le savent bien. Exercer le droit de rentrer en possession de ses biens ou d'avoir un emploi dépend trop souvent de l'appartenance ethnique de la personne ou de celle du magistrat qui juge l'affaire.
Le corpus législatif consiste en de nombreuses lois héritées du communisme; celles promulguées pendant la guerre et les plus récentes, instaurées par la communauté internationale. Elles sont appliquées ou pas appliquées par des Cours trop peu nombreuses, peu efficaces et fort influençables.
Les auteurs de ce rapport concluent que « la Bosnie a besoin d'une réforme profonde de ses multiples systèmes judiciaires et juridiques dans ses deux entités simultanément et au niveau de l'Etat" et ils donnent un certain nombre de recommandations.
En effet, d'après eux « cette réforme devrait prendre en compte la sphère judiciaire et en particulier le mécanisme de nomination, harmoniser la législation incluant l'adoption d'une nouvelle législation civile et criminelle. Elle devrait aussi entériner l'empreinte de l'exécutif dans le financement des Cours et l'empreinte du législatif dans le recrutement et le renvoi de juges, simplifier et rendre moins coûteuse la structure des Cours et améliorer leur gestion. Pour cela, il conviendrait de professionnaliser les professions juridiques, moderniser l'enseignement du droit, et poursuivre une révolution culturelle dans les attitudes et les pratiques du personnel juridique.
Lorsque les auteurs du rapport font remarquer que «depuis 1996 des millions de dollars ont été dépensés par les agences internationales pour promouvoir l'État de droit en Bosnie, y compris les gros salaires de quelques 200 experts juridiques étrangers », et que «par rapport aux sommes investies, le résultat obtenu est pitoyable », ils ne révèlent qu'une partie de la vérité. L'autre est que sensiblement les mêmes sommes ont été dépensées dans la même période pour étudier les causes des conflits yougoslave et bosniaque, pour en tirer les leçons et recommander les chemins à suivre. C'est sur le fondement de pareilles études, qui prônent la reconstruction politico-juridique impérative de l'espace bosniaque, que les décideurs ont élaboré des projets concernant la refonte de la communauté politique bosniaque qui se sont avérés être des échecs retentissants. Ce que toutes ces études ont en commun, c'est la foi inébranlable en un mimétisme constitutionnel, c'est-à-dire en l´imposition de normes et institutions selon le modèle libéral. Les institutions sont censées fonctionner uniquement dans un premier temps avec l'"assistance péremptoire" extérieure, mais produire à terme une démocratie viable (self-sustaining democracy).
Les tenants de cette approche croient à une politique des petits pas, génératrice de mesures qui créent la confiance (confidence building mesures) et à la force salvatrice du marché et des échanges d'idées, de biens et de personnes qui finiront par raccommoder un tissu social déchiré. La faiblesse de cette approche est de vouloir penser l'État et ses institutions indépendamment de la société et de sa culture politique. Pourtant, ce n'est plus l'appareil étatique centralisé qui peut produire une société, ce sont plutôt les «communautés morales » qui, en leur quête d'autonomie, se dotent d'organes et d´institutions étatiques. Les mesures prises par la communauté internationale depuis le début de son ingérence n'ont fait que renforcer le déchirement de l'unité sociale bosniaque. La recherche d'un accord, qui aurait obtenu l'agrément des «trois parties » en cédant à chacune sur certains points sans satisfaire pleinement aucune des demandes, n'était qu'une ruse bureaucratique dont l'objectif immédiat était la cessation des hostilités.
Cet objectif étant atteint, l'arrêt des combats, à l'intérieur d'une communauté politique, ne peut tenir lieu de paix civique. En 1996, la Commission internationale pour les Balkans, formée à l'initiative du Carnegie Endowment for International Peace et d'Aspen Institute Berlin, relevait ce point en intitulant son rapport «La Paix inachevée » [10]. L'insistance des décideurs internationaux sur la légitimité des demandes des «trois parties » (serbe, croate et boshniaque) a créé trois communautés morales dont chacune se sent frustrée de ses droits. Si la République serbe existe, si les cantons à majorité croate ou bosnomusulmane au sein de la Fédération bosno-croate existent, s'ils sont reconnus sinon créés par les Accords de Dayton, leur maintien dans le cadre d'un seul Etat est considéré, par les populations concernées, comme un état provisoire. Le monde entier a abhorré le massacre de Srebrenica ; ses instigateurs et ses auteurs seront, sans aucun doute, jugés devant le TPI de la Haye. Mais cette bourgade bosniaque n'en fait désormais pas moins partie de la République serbe. Le message est clair et sans équivoque : ce sont les moyens des acteurs locaux qui ont été jugés inconvenants, pas les projets.
Dans l'imaginaire national serbe et croate en Bosnie, tôt ou tard viendra le moment de satisfaire pleinement leurs «revendications légitimes » réfrénées jusqu'à présent par la haute politique : "achever la paix" non plus par le nettoyage ethnique mais par le «déplacement humain des populations », en créant des unités qui pourront être annexées respectivement par la Serbie et la Croatie. Dans cet état d'esprit, il est infantile de s'attendre à ce que les élites politiques, auxquelles on ne cesse de faire miroiter dans les faits l'unification avec la Serbie, voire avec la Croatie, œuvrent de leur plein gré à la reconstruction de l'espace juridique bosniaque.
L'affaire est donc à reprendre depuis le début. Certains projets politiques dans l'espace historique yougoslave étaient inacceptables selon les critères des démocraties libérales. Ils ne peuvent, en aucun cas, être légitimés par des motifs d'auto-affirmation culturelle. Toutes les «communautés morales » en présence ne sont pas, et ne peuvent pas être, égales. Elles ne méritent pas un traitement similaire de la part des démocraties occidentales dans la mesure où la culture politique occidentale elle-même repose sur un nombre restreint de règles morales substantielles.
C'est par l'inculcation de ces règles que doit commencer la reconstruction de la société bosniaque, avant toute tentative de réforme juridique ou de refonte de l'appareil étatique que cette dernière est supposée supporter.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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