Entretien d'EuropeLes Etats-Unis face à leur puissance
Les Etats-Unis face à leur puissance

Les relations transatlantiques

Pierre Grosser

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29 octobre 2001

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Grosser Pierre

Pierre Grosser

Maître de Conférences à l'IEP, Paris.

Les attentats du 11 septembre ne sont pas intervenus dans une Amérique sûre d'elle-même.

Certes, bien des voix insistaient sur la puissance américaine et l'unipolarité du monde ; Hubert Védrine utilisa même le mot d' "hyperpuissance" pour qualifier les Etats-Unis. En terme de puissance militaire, économique et culturelle, ce pays dépasse de loin tous les autres. De plus, les Américains semblent posséder une puissance relationnelle hors du commun, pouvant peser sur les choix et les orientations de nombreux Etats. Enfin, ils disposent d'une puissance structurelle, qui leur permet de fixer les règles du jeu international, les concepts qui en permettent l'analyse, et les normes même de sa pratique.

Face à ce constat, bien des analystes et des acteurs de la politique américaine sont persuadés que les Etats-Unis ont gagné la guerre froide, et que cette victoire légitime leur politique. Pour eux, la puissance américaine est acceptée, voire souhaitée. Et de qualifier ce pouvoir d'« hégémonie bienveillante », non coercitive, voire d'« Empire par invitation » [1].

Selon ce schéma, les Etats-Unis sont indispensables au maintien des équilibres en Europe et en Asie, car ils sont les seuls à pouvoir régler les conflits et faire régner la "loi" dans le monde. Par la promotion de la démocratie et du marché, les Etats-Unis rendent le monde plus pacifique, tout en faisant avancer d'un même pas leurs idéaux, leurs intérêts, qui, en fin de compte, sont ceux du Monde. A l'inverse, toujours selon cette approche, lorsque les Etats-Unis n'exercent pas leur « leadership », le monde tremble. Au total donc, l'isolationnisme américain serait plus à craindre que l'interventionnisme des Etats-Unis.

Face à cette vision idyllique, les Etats-Unis produisent leur propre contestation. Cette tradition critique vise, depuis les années 1960, l'impérialisme économique du pays, puis après les années 1980, son impérialisme culturel et sa morgue raciale. Ces thématiques anti-américaines existent dans le débat intérieur des Etats-Unis, et leur rayonnement dans le monde est preuve de la puissance du pays. Toutefois, c'est moins le contenu même de ces attaques verbales que leurs possibles conséquences qui ont intéressé la communauté stratégique américaine.

Ainsi il existait, avant le 11 septembre, un certain nombre de craintes sur la réalité de la puissance américaine : les connaître permet de mieux comprendre la réaction de ce pays face aux événements récents.

1.La crainte de l'émergence d'une grande puissance rivale.

Depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis semblent en manque d'ennemi. En guerre contre la crise des années 30, puis contre le totalitarisme, puis contre la drogue et contre le terrorisme, les Américains ont développé une culture de la guerre qui les amène à défier « Mal absolu » après « Mal absolu ». Cette idéologie contribue à souder la nation américaine.

Ce Mal a souvent le visage d'un Etat : depuis la fin de la guerre froide, Cuba est celui du totalitarisme, la Colombie celui de la drogue, la Chine celui de la violation des Droits de l'Homme, la Corée du Nord celui de la prolifération nucléaire... et l'Irak peut être affublé de tous ces visages.

Mais au niveau géopolitique global, c'est la possible émergence d'une grande puissance rivale qui inquiète les analystes depuis la fin des années 80.

A la fin de la guerre froide, le Japon, fort de ses succès économiques paraissait être le plus grand danger. Semblant vouloir s'émanciper de la tutelle américaine, il était suspecté de rechercher, par le lobbying, à pénétrer le pouvoir américain. A cette époque, court aussi l'idée que la « pax britannica » du XIXème siècle et la « pax americana » du XXème siècle, pourraient laisser la place à une « pax nipponica » au XXIème siècle.

Toutefois, le Japon entre dans une longue atonie économique, et cède progressivement à la Chine sa place de grande puissance rivale et menaçante.

En 1989, les massacres de Tienanmen renversent complètement l'image d'une Chine qui semblait alors, pour bien des Américains, s'acheminer vers la démocratie et le marché, après ses errements communistes. Le retour à un discours anti-occidental, l'extraordinaire croissance économique de ce « poids lourd », ses efforts de modernisation militaire, et enfin l'analogie faite avec l'Allemagne de la fin du XIXème siècle font, de la Chine, le nouveau danger. Depuis 1998, néanmoins, les prédictions se sont faites plus raisonnables, et certains ont même tendance à minorer la puissance et le rôle de la Chine dans l'avenir.

Au même moment, la politique de Moscou de 1993 à 1998, est interprétée comme un « retour de l'impérialisme russe », permette de parler à plusieurs reprises de « poursuite de la guerre froide », et, en cas d'accord américano-russe, de « nouveau Yalta ». A cette époque, les analystes américains, s'inquiètent surtout d'une possible alliance sino-russe, voire sino-russo-iranienne, que les trois Etats ont parfois mimée afin de tenter de peser sur les Etats-Unis.

A l'analyse, toutes ces inquiétudes reposent sur trois prétendues lois de l'Histoire :

- les « cycles hégémoniques » : les Etats-Unis ont pris le relais des Britanniques, et se trouvent désormais en fin de cycle.

- le « déclin des Empires » : inévitable de par le coût du maintien de la domination du Centre impérial et de l'impopularité croissante de celui-ci.

- la « loi de l'équilibre » : toute puissance excessivement forte provoque, pour l'équilibrer, une coalition de puissances inquiètes qui considèrent que l'unipolarité est injuste par nature.

Une application mécanique de ces « lois » permet de conclure inévitablement à l'apparition, dans un temps plus ou moins proche, d'une puissance ou une coalition de puissances capable de remettre en cause la primauté américaine.

2.Le sentiment de vulnérabilité.

Les historiens datent du début du siècle la double perception du monde qui prédomine encore actuellement chez les dirigeants américains :

- d'une part, l'espoir de voir un monde homogénéisé et pacifié par les interdépendances économiques et culturelles ;

- d'autre part, la crainte d'une trop forte interdépendance entre les pays qui conduirait à ce que des événements intervenant à l'autre bout du monde provoquent un chaos dont les Etats-Unis ne pourraient se protéger.

Ainsi, pour les Etats-Unis, la mondialisation est depuis toujours source d'espérances et objet d'inquiétudes. La mondialisation économique y provoque depuis plusieurs années des sentiments mitigés, voire une réelle « globaphobie ». Semblant profiter davantage à une classe capitaliste transnationale qu'aux citoyens américains, la mondialisation fait naître des réactions négatives.

- à l'extrême gauche : lutte contre les délocalisations et refus du coût écologique du capitalisme mondialisé

- à l'extrême-droite : la lutte de la "Vraie Amérique" contre les "Cosmopolites" de Washington et New-York.

Depuis la fin des années 1980, la communauté stratégique s'inquiète des « nouvelles menaces » : criminalité internationale, trafic de drogue, terrorisme, prolifération nucléaire... Pour bien des sociologues et des politistes, il ne s'agirait là que de la construction d'une nouvelle image de l'ennemi, permettant de justifier, au moment où la guerre froide prend fin, la légitimité d'institutions militaires mises en danger et la perpétuation des lignes de crédit dédiées au Renseignement.

Dès lors, les Etats-Unis ont été accusés de paranoïa, voire d'inventer des ennemis dans le seul but de justifier leurs actions. Ceci d'autant plus que ces années voient la naissance d'un « military-industrial-media-entertainment network ». Certains parlent même d'un « Siliwood » regroupant trois institutions américaines :

- la Silicon Valley avec ses industries en pleine reconversion ;

- une communauté de la Défense fascinée par les technologies de pointe ;

- Hollywood, avec ses studios multipliant les scénarios d'aventure et expérimentant les techniques de simulation.

Structurés par cette vision, de multiples « worst-case scenario » ont été mis au point par les stratèges, et les Etats-Unis s'agacent des réticences de leurs alliés à considérer que des menaces réelles risquent de troubler la « communauté euroatlantique, démocratique, pacifique et prospère».

Les Européens, en particulier, ont critiqué la désignation de « rogue states » ou de « states of concern » faite à Washington. Etaient ainsi désignés l'Irak, l'Iran, la Corée du Nord, la Libye, parfois le Soudan ou Cuba. Dans ce schéma, ces Etats violent les règles de la société internationale et les droits de l'Homme à l'intérieur de leurs frontières, mais constituent aussi une menace permanente pour la paix de par leur soutien au terrorisme international et leur volonté d'acquérir l'arme nucléaire afin de l'utiliser contre les Etats-Unis ou leurs alliés, dont Israël. Une telle menace justifie le programme anti-missile, même si celui-ci ne prend pas en compte d'autres formes d'attaques possibles.

Depuis deux ans, le terme de « rogue states » n'est plus guère employé, mais on peut se demander si cette appellation ne servait pas implicitement à "territorialiser" une menace que l'on sait désormais diffuse.

3.Les craintes des contre-coups possibles de la domination américaine

L'an dernier, un des grands spécialistes américains de l'Asie, Chalmers Johnson, publiait un livre intitulé "Blowback. The Costs and Consequences of American Empire" [2]. De son côté, Noam Chomsky accusait les Etats-Unis de se conduire comme un « rogue state ». Une telle affirmation, formulée par un intellectuel critique face à la politique américaine, devait pourtant être reprise, dans une revue stratégique internationale, par un expert européen reconnu, François Heisbourg.

Il semblait que, partout dans le monde, l'arrogance impériale américaine et son instrumentalisation du droit provoquaient des réactions de plus en plus hostiles. Drapeaux américains brûlés, slogans antiaméricains affichés, voire ambassades et intérêts américains attaqués.

Les Etats-Unis étaient critiqués lorsqu'ils n'agissaient pas : accusés dans le monde musulman de laisser les Musulmans de Bosnie se faire massacrer, mais aussi lorsqu'ils agissaient : en France une connexion traditionnelle entre les extrêmes de droite et de gauche a largement fait circuler l'idée que les Etats-Unis utilisaient l'islamisme pour affaiblir le monde euro-russe.

Les Etats-Unis, assimilés à la globalisation, à l'occidentalisation, ou à la modernité, ont dès lors paru responsables de tous les maux économiques, sociaux et politiques du Monde. Ceci d'autant plus que tout pourrissement d'une situation locale amenait à mettre en cause l'action ou l'inaction des Etats-Unis. Depuis un siècle, les diplomaties françaises et britanniques jugent que les Américains manquent d'expérience et de souplesse dans leurs politiques à l'égard du Sud.

L'unilatéralisme professé par Georges W. Bush durant les premiers mois de sa présidence n'a fait que renforcer ce sentiment. L'Amérique semblait vouloir enserrer les autres Etats dans des liens qu'elle-même refusait, et utiliser les alliances et le multilatéralisme selon ses seuls intérêts.

Les critiques faisaient valoir ainsi toutes les responsabilités des Etats-Unis, tout en leur déniant la possibilité d'avoir des intérêts propres. Selon cette théorie, toute prise de responsabilité qui ne serait pas humble serait considérée comme de l'impérialisme : c'est l'idée qu'aucune initiative américaine ne peut être un tant soit peu portée par autre chose que de froids intérêts.

Une telle idée a été reprise après le 11 septembre par divers commentateurs qui avancèrent que les Etats-Unis ne pouvaient en rien être une victime innocente, et ne pouvaient se présenter comme des pompiers puisque, par nature, ils étaient pyromanes !

Dès lors, les Américains commencèrent à s'inquiéter des multiples discours qui voyaient dans tous les problèmes du Monde, passés, présents et à venir, la main des Etats-Unis ou des règles du jeu que les Etats-Unis imposent dans tous les domaines.

L'étude des figures traditionnelles de l'anti-américanisme était relancée.

Ce serait moins un Etat ou une coalition d'Etats qui mettraient en danger la primauté américaine, qu'une coalition hétéroclite de fondamentalistes culturels et religieux, d'antimondialistes recyclant leur antimpérialisme, de mécontents de tous bords s'en prenant aux symboles de l'Amérique.

4. Les craintes de l'autosatisfaction et de la manipulation

Enfin, les risques pouvaient aussi ne pas provenir exclusivement de l'extérieur, mais du refus des Etats-Unis d'assumer leur puissance, leurs valeurs et leurs intérêts.

Ce discours de l'establishment a pu aller jusqu'à l'affirmation de positions nommées « neo-reaganiennes », selon lesquelles, les Etats-Unis devaient prendre garde à ne pas miner leur primauté, et l'assumer pour leur propre bien et, par conséquence, pour celui du monde entier.

Le pouvoir a ainsi été accusé de baisser excessivement la garde. Certes, les dépenses militaires américaines sont considérables, mais elles ont diminué d'un tiers en dix ans, et ne représenteraient « que » 3% du P.N.B. américain. Or, dans l'Histoire, aucune puissance dominante n'a dépensé proportionnellement aussi peu que ne le fait actuellement l'Amérique pour sa défense. Le risque paraît donc moins la « surexpansion » impériale que le refus de dépenser les sommes suffisantes pour assumer sa primauté. C'est dans le domaine du renseignement que l'alarme était notamment tirée.

Plus loin dans cette démonstration, il est affirmé que les Etats-Unis ont réussi à mener la guerre froide à un coût tolérable, sans devenir un Etat-garnison qui sacrifie la prospérité économique et les libertés. Couplé à l'impression que le pays est entré dans une période « post-héroïque » parce qu'il refuserait de voir ses hommes mourir au combat, les Etats-Unis paraissaient ne plus avoir désormais ni les moyens ni la volonté de la puissance.

Ernest May, un des professeurs d'histoire les plus réputés des Etats-Unis, a publié un livre sur la défaite française de 1940 [3] où il attribue celle-ci à des carences comparables à celles cultivées par l'Amérique d'aujourd'hui : déficits dans le renseignement, sous-estimation des dangers, confiance excessive.

Enfin, existe une vraie interrogation sur les Etats-Unis eux-mêmes, qui pour certains critiques, seraient devenus multiculturalistes, hédonistes, multilateralistes. Dès lors, l'intérêt national serait oublié, dilué, voire consciemment critiqué.

Aussi, la thèse du « Choc des civilisations » est d'abord une interrogation sur l'Amérique et ses valeurs, et une invitation à ne plus douter des valeurs américaines, voire à agir en leur nom.

Dès lors, les attaques terroristes du 11 septembre ont provoqué la coalescence de ces différentes inquiétudes. Le « réseau Ben Laden » et ses actions seraient à la fois une puissance menaçant la prépondérance américaine, un condensé de toutes les menaces (terrorisme, prolifération, trafic de drogue...), le catalyseur de toutes les formes de contestation anti-américaines et anti-occidentales, la preuve des vulnérabilités des Etats-Unis qui auraient baissé la garde idéologiquement et militairement.

[1] Terme inventé par l'historien norvégien, Gail Lundestad [2] "Blowback. The Costs and Consequences of American Empire" Chalmers Johnson, Little, Brown 2000 [3] "Strange Victory. Hitler's Conquest of France", Londres : I.B. Tauris, 2000.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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