Entretien d'EuropeL'Union européenne dans le monde. De la référence à l'influence.
L'Union européenne dans le monde. De la référence à l'influence.

Multilatéralisme

Michel Foucher

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12 octobre 2009

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Foucher Michel

Michel Foucher

Géographe et diplomate, il est titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d'études mondiales (FMSH–ENS Ulm). Membre du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman, du conseil scientifique de l'Académie diplomatique internationale et du Centre des hautes études européennes, il a été Ambassadeur de France en Lettonie et directeur du Centre d'analyse et de prévision du ministère français des Affaires étrangères. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et vient de publier Le retour des frontières, CNRS éditions, 2016.

1. Dans votre dernier ouvrage, L'Europe et l'avenir du monde, vous montrez que depuis la chute du Mur de Berlin, il y a 20 ans, l'Union européenne a connu une mutation de première importance et qu'un nouveau paradigme reste à énoncer pour comprendre la situation de l'UE. Tout d'abord, quelle est la nature de cette mutation ? Par ailleurs, quelles seraient les lignes de force de ce nouveau paradigme ?

La lutte d'influence entre le modèle démocratique européen, qui s'est épanoui sous protection américaine, et le bloc soviétique s'est conclue en 1989 par l'échec de celui-ci, entraînant la fin d'un cycle de tentative de mondialisation communiste et d'attraction politique du système soviétique. Ceci a ouvert un cycle de mondialisation libérale dont les sociétés européennes sorties du carcan soviétique se sont emparées pour accentuer la rupture avec le passé et s'arrimer dans le camp occidental, incarné par le couple UE-OTAN. Cette mutation géopolitique gérée pacifiquement montre que, cette fois, les Européens ont été du bon côté de l'histoire et qu'ils le savent (les 2/3 des Européens sondés dans l'Eurobaromètre 70 de décembre 2008 jugent que l'UE a "bénéficié de la chute du mur").

Dans le même temps a été vécu un automne des peuples avec la multiplication d'Etats nationaux plus ou moins stables sur les décombres de fédérations inégalitaires. On sait maintenant à quel point les guerres yougoslaves ont conduit les dirigeants de Russie, d'Ukraine et de Biélorussie à choisir de négocier le démontage de l'URSS (reconnaissance des frontières contre transfert de l'arsenal nucléaire vers la seule Russie) en décembre 1991. Pour sa part, la préexistence du cadre institutionnel européen a limité la portée de ces forces centrifuges, quand il ne l'a pas favorisé (Balkans) ; à l'inverse, les nations dont les anciens dirigeants avaient choisi la voie nationaliste et la guerre sont toujours aux portes de l'Union européenne.

L'Europe instituée avait changé de nom en 1991, en passant de la Communauté originelle à une Union mais avec son extension territoriale et numérique elle est redevenue une communauté d'Etats-nations. Certes les liens des institutions, des politiques communes, des transferts massifs de fonds vers les pays en rattrapage demeurent. Et c'est un système unique au monde, reconnu comme tel désormais aux Etats-Unis. Mais la diversité interne est accentuée ; les écarts de niveau de vie sont de 1 à 31 à l'échelle des régions et de 1 à 22 entre les Etats membres et les divergences de priorités sont avérées puisque l'Union européenne doit d'abord travailler à la résorption des différences internes. D'où d'ailleurs les réticences actuelles à une nouvelle phase d'extension vers des pays moins développés.

Enfin, ce dispositif de compromis, qui instille des pratiques démocratiques dans les relations entre Etats (relative égalité des droits, surreprésentation des plus petits Etats, transferts) et que je nomme le "forum", met les Européens au défi d'agir dans un monde régi par les règles plus classiques de "l'arène", lieu des rapports de forces. Il est parfois difficile de trouver une voie médiane entre l'ingénuité et le double standard.

Le nouveau paradigme peut s'énoncer ainsi : une fois la tâche historique de réorganisation démocratique de la majeure partie du continent largement accomplie, il importe de préserver le principe de solidarité présidant à la construction européenne (transferts financiers, garantie de sécurité, mémoire partagée), d'avoir conscience de soi en favorisant les échanges culturels, l'apprentissage des langues et la mobilisation citoyenne avec des débats et un choix de leaders européens capables d'être les grands énonciateurs du projet européen et du sens de l'histoire commune, enfin, et sur ces bases servant de référence, de s'assumer comme centre mondial de pouvoir, lucidement mais sans complexes.

2. Vous montrez également que le changement de nature de l'Union s'accompagne d'un changement d'échelle sous l'effet de l'élargissement. A ce propos, vous écrivez que l'élargissement résulte de la représentation que l'Union a d'elle-même, c'est-à-dire une puissance civile et normative visant à élargir l'espace de paix et de prospérité et à diffuser les principes de l'état de droit et du libre marché. Comment, dans ce contexte, poser la question du territoire et des limites de l'Union ?

Le territoire concret de l'Union européenne, tel qu'il est à une date donnée, est celui de ses Etats membres, auréolé d'un territoire virtuel, celui des Etats candidats et associés. En raison du pouvoir d'attraction du système européen, il est appelé à s'étendre. La ligne générale est bien la recherche d'une coïncidence entre l'Union européenne et la majeure partie du continent sauf la Fédération de Russie. Même à Minsk, les choses bougent ; les relations avec les pays baltes progressent et offrent un désenclavement. Le poète biélorusse Adam Globus dit que penser l'Europe, c'est comme dessiner une carte : on commence par les contours. C'est aux confins de l'Europe qu'il y a de la tension ; c'est là que la main tremble, c'est là qu'on se corrige tout le temps . En fait, le dessin avait commencé par le centre, le noyau carolingien de l'alliance franco-allemande et, depuis 1989, l'Union européenne progresse vers ses marges.

La construction européenne est un constant processus d'auto-européanisation. D'une certaine façon, le système européen central peut s'accommoder de contours variables. Après une phase d'extension accélérée, l'Union européenne est entrée dans une période de pause stabilisatrice. Mais la nouvelle lutte d'influence qui a commencé en Europe orientale, sur l'isthme mer Baltique – mer Noire, entre Bruxelles et Moscou, qui ressemble fort à une rivalité entre le forum et l'arène, appelle des réponses plus fermes de la part de l'Union européenne. Les gouvernements des grands Etats sont trop focalisés sur la seule affaire turque pour laquelle, à ce stade, la seule attitude crédible et juridiquement tenable est de poursuivre les négociations.

3. Ce changement d'échelle a aussi pour conséquence de mettre (à nouveau) l'Europe en contact avec le "vaste monde". En même temps, vous pointez le fait que les représentations du monde qui sont dominantes en Europe proviennent de l'extérieur, et notamment des Etats-Unis. Dans ce contexte, comment selon vous repenser le projet européen à l'échelle mondiale en s'appuyant sur des grilles de lecture de l'état du monde qui soient propres aux Européens ?

Dans le chapitre III de mon livre, je procède à une analyse critique des représentations du monde qui dominent le marché des idées depuis 20 ans. Elles ont été produites par les banques d'investissements et les grands cabinets d'audit qui animent la mondialisation financière, avec les excès que l'on sait. Leurs critères sont exclusivement économiques, avec la notion de pays émergents à forte croissance et la mise en exergue de 4 d'entre eux, les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine). Ce regroupement improbable inclut 3 pays structurellement rivaux au plan géopolitique mais il permet à la Russie de renaître sous le signe du marché, à l'Inde de faire valoir le lien entre démocratie et croissance et à la Chine de contrer les Etats-Unis. Ce concept de BRIC est une bulle géopolitique. Dans ce "bricolage" qui tient lieu de description de l'état du monde, le Japon a disparu des écrans radar alors que son économie reste solide et à la pointe de l'innovation et l'Europe est marginalisée alors qu'elle est la première puissance économique mondiale (et le premier marché de ces pays en forte croissance). En 2030, ne serait-ce que pour des raisons démographiques et du fait du niveau économique de départ, le PIB indien par habitant sera encore le 7e de celui de l'Union européenne et le quart de celui de la Chine.

L'Union européenne doit se penser comme un centre mondial de pouvoir combinant assise économique, capacité de négociation et de diffusion de ses normes, attention humaniste et réaliste aux questions de développement, engagement dans le règlement des crises qui la concernent directement et les processus de stabilisation, promotion de son système géopolitique interne de compromis comme référence pour la gestion des questions globales. C'est sur cette base qu'elle peut traiter avec les autres centres de pouvoir qui dessinent le monde polycentrique actuel.

4. Sur un registre plus spécifiquement économique, quelle est, selon vous, la justification de l'Union européenne dans le nouveau jeu économique mondial ? Comment caractériser la perception européenne du monde globalisé ? L'Union européenne est-elle capable de peser sur la reformulation des règles du jeu économique et financier international ?

L'Union européenne n'a pas à se justifier ; elle est pleinement dans le paysage économique et commercial mondial. C'est le premier marché du monde (avec un PIB de 10 660 milliards € en parité de pouvoir d'achat, chiffre 2007) et les Etats exportateurs extérieurs savent qu'il y a des normes à respecter pour accéder à un ensemble qui est le 2e importateur mondial après les Etats-Unis. Le commerce extérieur hors UE se monte à 2675 milliards € (2007), soit 18% du commerce mondial (contre 16% pour les Etats-Unis, 11% pour la Chine et 7% pour le Japon). C'est également un ensemble industriel et technologique qui exporte les biens d'équipement dont les pays en croissance et les pays innovants ont besoin, d'où sa place de 1er exportateur mondial (ses 10 grands marchés sont les Etats-Unis, la Suisse, la Russie, la Norvège et la Turquie, la Chine, le Japon, la Corée du sud, l'Inde et le Brésil). C'est donc un acteur visible dans les négociations commerciales. Les questions de régulation financière ont été abordées depuis 2008 avec efficacité dès lors qu'un accord franco-allemand sur la supervision financière a été endossé par Gordon Brown lors du Conseil européen de juin 2009 (mais ce point majeur a été passé sous silence) et qu'une convergence d'intérêts s'est confirmée avec les Etats-Unis sur le traitement des évasions fiscales. Le problème de la représentativité des Etats dans les enceintes internationales est plus complexe mais les discussions doivent commencer au FMI pour modifier la répartition des quotes-parts et des droits de vote d'ici 2011.

5. Les enquêtes d'opinion semblent indiquer un mouvement assez fort de l'opinion publique européenne en faveur de l'idée que l'Union européenne pourrait jouer un rôle à l'échelle mondiale. Néanmoins, les représentations qui déterminent cette préférence des Européens varient d'un Etat membre à l'autre. Comme vous le dites dans votre ouvrage, l'Europe est un "jeu de visées nationales singulières" ; dans ce contexte, quelles sont les conditions rendant possible un consensus des Européens quant au rôle que pourrait jouer l'Union sur la scène internationale ?

En effet, les sondages indiquent un optimisme sur le fait qu'à long terme l'Union européenne aura un statut de puissance diplomatique de premier rang, qu'elle aura sa propre armée et un président directement élu par les citoyens. Mais les nuances entre Etats sont fortes sur le choix du niveau décisionnel : pour une majorité l'Union européenne est jugée plus centrale que le seul niveau national, y compris en France (67% contre 29%) mais ceci souffre des exceptions significatives (Royaume-Uni 40 contre 56 ; Suède 43 contre 54, Finlande 19 contre 80) .. En réalité, les opinions ne sont pas prêtes à assumer les décisions qu'une telle ambition exige, notamment pour les dépenses de défense et de sécurité. Par ailleurs, je considère en effet que l'engagement des Etats dans le processus européen répond à un objectif de poursuite d'intérêts nationaux particuliers.

Le moment européen a ceci de paradoxal depuis 1945 qu'il est le résultat collectif de choix nationaux particuliers. L'assise de base de la géopolitique européenne est l'affirmation séculaire et continue des nations, même si ses formes se sont civilisées. En Europe centrale et baltique, adhérer à l'Union européenne et à l'OTAN en 2004 a été vécu comme un "retour à l'Europe". Auparavant, en Europe occidentale, chaque Etat avait pu trouver dans le projet européen un vecteur de réaffirmation nationale : réincarnation pour la France après la défaite de 1940, rédemption pour l'Allemagne puis réunification pacifique, renaissance pour l'Italie, démocratisation pour l'Espagne, le Portugal et la Grèce après les dictatures, émancipation et modernisation (et unification de l'île) en Irlande et en Europe centrale et baltique. D'où la diversité des conceptions de l'Europe instituée. Il est pensé dans la France centralisée comme une construction et en Allemagne fédérale comme une intégration ; au Royaume-Uni il s'agit d'une alliance d'Etats, en Europe du nord d'un club dont il est préférable de ne pas être exclu et dans l'ancienne Europe de l'est d'une réassurance occidentale, c'est-à-dire euro-américaine, de garantie d'une souveraineté conquise ou reconquise. On voit dorénavant le retournement islandais et l'évocation par le ministre des affaires étrangères de la contribution des sagas islandaises à la culture européenne traduit une découverte tardive.

C'est cela le secret européen, cette alchimie entre le fait national et l'appartenance à un ensemble institué. Je me souviens des propos de Bronislaw Geremek lors d'un entretien au Collège d'Europe de Natolin, en 1995 : "C'est l'Etat-nation qui a formé la démocratie. Sans la référence au sentiment national, il n'y aurait pas eu cette merveilleuse évolution vers la démocratie et l'Etat de droit. La nation, façon de dépasser l'individualisme, l'intérêt corporatiste, est finalement une façon de penser l'homme dans la société civile. Comment faire entrer le fait national dans la construction européenne, voilà la grande question du débat européen".

Est-ce un obstacle à l'action commune ? Non, à condition de la fonder sur un socle d'intérêts communs, à promouvoir dans toutes les enceintes de négociation, multilatérales ou bilatérales. L'Union européenne existe dans 3 domaines : les normes environnementales, la politique de développement et les négociations commerciales. Elle agit, de manière moins visible, sur les questions d'énergie, de sécurité, de règlement des crises, de migrations internationales. Au-delà du traitement d'intérêts thématiques, il ne s'agit pas de jouer un rôle mais d'assumer que le système européen peut faire référence pour une organisation pluraliste du monde. Par exemple, l'Union européenne devrait s'engager plus pour soutenir les processus de concertation et de coopération régionale qui se développent en Afrique (dans le cadre de l'Union africaine et des organisations africaines régionales) et en Asie du sud-est. Comment passer de la référence à l'influence ? Sur la base d'un accord de fond passé en première phase entre les grands Etats de l'Union européenne puis validé par un plus grand nombre avant d'être négocié aves les autre centres mondiaux de pouvoir. La gestion de la diversité fait la référence ; l'union des points de vue nationaux fait l'influence.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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