Entretien d'EuropeLe parlement européen après les élections de juin 2004 : Pratiques et réalités
Le parlement européen après les élections de juin 2004 : Pratiques et réalités

Institutions

Olivier Costa

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24 mai 2004

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Olivier Costa

CERVL/CNRS, IEP de Bordeaux.

1. La délibération du PE : entre autonomie et rationalisation

Les pouvoirs du PE ont toujours étroitement dépendu de sa capacité à organiser sa délibération. Dans un premier temps, avant que l'assemblée ne dispose de pouvoirs législatifs significatifs, son influence provenait en large partie de son activité délibérative, c'est-à-dire de l'adoption par les députés de résolutions déclaratives, dépourvues de force contraignante. Grâce à ce « pouvoir tribunitien », l'influence du PE sur l'action communautaire était certes indirecte et diffuse, mais supérieure à la lettre des traités. Aujourd'hui encore, la question de l'organisation de la délibération du PE reste cruciale. Bien qu'il puisse désormais être présenté comme le co-législateur de l'UE, il n'est toujours pas conçu comme souverain. Littéralement, le PE exerce les pouvoirs qui lui sont conférés par les traités : ceci implique qu'aucun droit particulier ne s'attache à sa représentativité démocratique et que certaines politiques et domaines de compétence de l'UE lui échappent largement. En outre, il faut noter que l'essentiel des pouvoirs du PE sont « négatifs ». On entend qu'ils relèvent plus de sa fonction originelle de contrôle et de limitation que d'un pouvoir normatif : le PE n'intervient pas pour dire la loi, mais pour passer en revue l'action de la Commission et amender ses propositions. Dans la plupart des cas, il n'a par ailleurs d'influence que s'il agit et, pour ce faire, s'il parvient à surmonter ses divisions. En l'absence de compromis interne, il perd son influence sur l'élaboration du budget et des normes, n'exerce pas pleinement sa fonction de contrôle et ne peut faire entendre sa voix. Il importe donc que les députés trouvent un équilibre dans l'organisation de leur délibération entre la liberté nécessaire à la préservation de la logique représentative, et la rationalisation indispensable à la participation active du PE au fonctionnement institutionnel de l'Union.

La difficulté provient de ce que la délibération du PE se heurte à de multiples contraintes, qui nécessitent une redéfinition constante de cet équilibre. On en dénombre cinq principales.

Un premier faisceau de contraintes découle du caractère supranational de l'assemblée, qui implique qu'elle a trois sièges, onze langues de travail et un nombre de députés problématique (626 dans l'UE des quinze). Le PE souffre, en second lieu, de l'hétérogénéité de la représentation européenne, que ce soit d'un point de vue partisan (l'assemblée accueillant des élus de plus de cent partis), culturel ou du point de vue des objectifs, attentes, visions et logiques d'actions des députés.

Il faut aussi faire mention du caractère « secondaire » des élections européennes, qui implique un fort « renouvellement » des députés – à l'occasion des élections comme en cours de mandat – et une faible capacité à invoquer leur mandat représentatif.

La nature hybride du régime de l'UE implique également son lot de difficulté ; elle induit des relations complexes et changeantes entre les institutions, dépourvues de dimension partisane, et ne permet pas au PE de bénéficier d'un soutien significatif de la part des citoyens.

En dernier lieu, la délibération du PE doit affronter des contraintes structurelles telles que l'absence de souveraineté de l'institution (qui doit sans cesse défendre ses prérogatives et exiger l'attention du Conseil et de la Commission), le grand nombre et la technicité des textes qui lui sont soumis ou encore les délais stricts et les majorités surabondantes prévues par les traités pour l'essentiel des activités législatives, budgétaires et de contrôle de l'assemblée.

Il ne faut toutefois pas s'arrêter à ce tableau très noir du fonctionnement du PE.

Les députés disposent également de ressources inhabituelles. En premier lieu, ils bénéficient de la « jeunesse » de l'institution. L'assemblée présente une organisation souple et pragmatique, peu soumise à des rigidités historiques et protocolaires, qui évolue en fonction des contraintes, des objectifs et du contexte politique.

A cet égard, le fort taux de renouvellement du PE comporte aussi des aspects positifs : c'est un gage d'inventivité, de souplesse et de contacts plus étroits avec la « société civile ». Le PE dispose en second lieu d'une indépendance organique et d'une autonomie d'organisation totales : les députés sont absolument libres de définir les modalités de leur délibération, le règlement intérieur de l'assemblée, son calendrier de travail et son ordre du jour. Cela leur a permis de détourner à loisir certaines compétences de leurs fins et de tirer des moyens de pression de leurs pouvoirs formels pour accroître leur influence globale.

Le PE bénéficie également de son indépendance vis-à-vis des partis nationaux et même des partis et fédérations de partis européens, qui ne peuvent imposer une discipline de vote stricte. Par voie de comparaison avec leurs homologues nationaux, les députés usent de leurs pouvoirs avec une grande liberté, au terme d'une délibération ouverte et non de la confrontation de positions partisanes figées ou de l'exécution d'instructions extérieures.

Le PE n'a, en effet, pas pour mission d'aider les autres institutions à mettre en œuvre un programme de gouvernement, mais de contrôler et d'influencer leur action au cas par cas.

On ajoutera, pour finir, que l'assemblée jouit du caractère durablement dominant du clivage entre pro et anti-européens, qui facilite l'obtention « au centre » des majorités surabondantes exigées par les traités.

L'attribution progressive au PE de nouvelles compétences et les élargissements répétés de la Communauté ont fortement accru le niveau de contrainte qui pèse sur la délibération européenne. Aussi, les députés européens ont-ils mis à profit leur indépendance pour mieux encadrer et rationaliser leurs travaux. Ils ont néanmoins réussi à préserver le caractère central de la logique délibérative dans le fonctionnement global de l'assemblée, et ce même si l'assemblée plénière est loin d'offrir un spectacle conforme à l'idéal de la démocratie délibérative.

2. L'impact de l'élargissement sur les ressources et contraintes de la délibération du PE

Les modalités du fonctionnement interne du PE issu des prochaines élections, et plus largement son avenir dans le système politique de l'Union, dépendront étroitement de l'impact de l'élargissement sur l'équilibre délicat trouvé par les députés pour organiser le fonctionnement de leur assemblée. Le PE a « digéré » assez aisément les précédents élargissements, en raison de leur impact restreint sur sa composition arithmétique et de l'apport par les nouveaux élus de pratiques originales qui ont accru l'efficacité du travail parlementaire.

Le bilan semble, a priori, moins favorable pour l'élargissement à venir. Le pessimisme règne au PE, que ce soit dans les rangs des responsables et administrateurs des groupes politiques ou au sein du Secrétariat général de l'assemblée. Si l'histoire de l'intégration européenne a montré que les Cassandre ont souvent tort, il importe d'anticiper l'impact potentiel de l'élargissement sur les contraintes et ressources de la délibération européenne.

S'agissant des contraintes, l'arrivée de 138 nouveaux élus – qui ne sera que partiellement compensée par la contraction des autres délégations – va peser sur le fonctionnement courant de l'assemblée, en portant le nombre de langues de travail à 20 et en accroissant l'effectif des députés au-delà du raisonnable (732 dans un premier temps, 786 lors de l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie). Elle va également accroître l'hétérogénéité de la représentation européenne, en suscitant la création de nouveaux groupes et/ou en limitant plus encore la cohésion des formations actuelles. D'une manière plus générale, elle va rejaillir – dans un premier temps au moins – sur le degré d'institutionnalisation du PE, en élargissant le spectre des cultures politiques, visions, attentes et pratiques des élus. Le travail parlementaire risque, en outre, d'être perturbé par l'irruption des nombreux débats qui ont été délibérément occultés lors de la procédure d'adhésion, qu'il s'agisse du rapport aux Etats-Unis, de l'analyse des causes historiques de la division du continent européen ou des finalités mêmes de l'intégration européenne.

D'autres difficultés potentielles, plus ponctuelles et moins certaines, peuvent être évoquées.

La première pourrait être la possible moindre « compétence » européenne d'une partie des élus des nouveaux Etats membres. Compte tenu de la sociologie des classes politiques dans les PECO et des alternances quasi systématiques des partis au pouvoir depuis le début de la transition démocratique, la formation des élites a été ralentie. Les agents des groupes et du secrétariat général du PE craignent ainsi que les compétences techniques et linguistiques des élus, de même que leur expérience à des postes de responsabilité ou dans des organisations internationales, soient plus réduites que celles de leurs homologues. Ils estiment que le profil des « observateurs » présents au PE ne préfigure pas nécessairement celui des futurs élus, en raison notamment de la sous représentation actuelle des partis populistes, religieux, souverainistes et agrariens. Les administrateurs du PE redoutent qu'une partie des nouveaux élus soient peu enclins à endosser le style « technocratique » des délibérations du PE, au détriment de sa capacité à surmonter ses clivages nationaux et partisans.

Des difficultés pourraient également naître de l'attachement moindre des nouveaux arrivants à la logique du compromis qui baigne les activités du PE et de ses groupes parlementaires. Dans les PECO, le débat politique est encore largement structuré par des options idéologiques explicites ou implicites en raison, d'une part, du poids du passé et, d'autre part, de l'absence de marge de manoeuvre économique des gouvernements et du caractère contraignant des consignes de la Commission sur la voie de l'adhésion.

Aussi, les débats politiques portent-ils moins sur les options de la politique économique et sociale que sur le rapport à la nation, au passé communiste, à la religion, aux ethnies, etc. De nombreux responsables politiques sont opposés à la logique du compromis et font preuve d'un certain dogmatisme (marxiste, néo-libéral, nationaliste, religieux...) peu conforme à l'esprit délibératif du PE.

Une troisième difficulté potentielle tient aux faiblesses du discours anti-européen dans les PECO. Sans en contester la légitimité, on peut constater que c'est un discours du refus assez simpliste, qui ne propose pas d'alternative à la construction européenne telle qu'elle existe, et dont la contribution aux délibérations du PE sera marginale.

Le rapport au territoire (national, régional, local) des nouveaux élus risque également de poser problème, dans la mesure où il sera certainement beaucoup plus fort que chez leurs homologues des quinze. Il est à craindre qu'ils ne viennent au PE dans une logique de « courtage » et de défense d'intérêts particuliers qui est, pour l'instant, relativement mal vue par les députés, du moins dans ses formes les plus explicites. Le large compromis qui existe quant à la nécessité de préserver le caractère transnational des délibérations et du fonctionnement de l'assemblée pourrait s'en trouver affaibli.

D'une manière générale, enfin, le PE est une institution qui n'inspire pas de grands élans dans les PECO et qui est surtout conçue comme un lieu de défense d'intérêts nationaux, sorte de version élargie du Conseil.

Pour l'heure, les acteurs du PE insistent sur les contraintes nouvelles que pourrait impliquer l'élargissement ; ils tendent à oublier qu'il sera également porteur de ressources. Certes, elles sont tout aussi incertaines et seront probablement moins sensibles à court terme, mais il convient néanmoins de les identifier.

Les nouveaux arrivants vont, en premier lieu, apporter leur propre vision de l'institution et de son fonctionnement. Compte tenu du caractère relativement récent de l'exercice démocratique dans les PECO et de l'adoption par ceux-ci de constitutions directement inspirées par leurs voisins occidentaux, on ne peut escompter un enrichissement des pratiques du PE comparable à celui qui suivit l'adhésion du Royaume-Uni (scrutiny, heure des questions...) ou de la Suède et de la Finlande (transparence, accountability, probité...). Par contre, compte tenu de la souplesse des pratiques et du règlement du PE, l'éventuelle insatisfaction des nouveaux arrivants quant au fonctionnement du PE est de nature à les mobiliser fortement dans la perspective de faire mieux correspondre l'institution à leurs attentes.

L'indépendance du PE et son implication dans le processus décisionnel européen pourraient, en second lieu, bénéficier de l'arrivée de députés plus ou moins eurosceptiques, peu enclins à se montrer complaisants avec la Commission.

L'arrivée des élus des PECO va probablement renforcer le clivage, qui s'est révélé très fonctionnel jusqu'à présent, entre pro et anti-européens. On pourrait craindre qu'ils ne viennent massivement abonder les groupes eurosceptiques et souverainistes, et limitent de ce fait la capacité des « grands » groupes à réunir les majorités exigées par les traités. Ce serait toutefois oublier que le PPE et le PSE se sont fortement mobilisés, depuis quelques années déjà, afin de rallier un maximum de députés des PECO et d'éviter un émiettement de la structuration partisane du PE. Ils devraient ainsi être les principaux bénéficiaires de l'élargissement – au prix, certes, d'une moindre homogénéité.

Le gain le plus sensible de l'élargissement pour le PE pourrait provenir d'une meilleure « représentativité » des députés, c'est-à-dire d'un exercice moins « désincarné » de la représentation européenne, porteur d'une délibération moins technocratique. Face aux difficultés que le PE rencontre dans sa légitimation et au manque d'intérêt des Européens pour ses activités et pour les élections européennes, le renforcement du lien entre l'assemblée et les territoires de l'Union et l'émergence de débats plus proches des préoccupations des citoyens sont susceptibles d'être profitables à l'assemblée, même s'ils en bousculent quelque peu les habitudes.

Il est peu probable que l'élargissement obère sensiblement la capacité du PE à délibérer et à exercer efficacement ses pouvoirs normatifs et de contrôle. On peut toutefois gager que cet événement aura un effet sensible et durable sur deux aspects clés du fonctionnement de l'assemblée.

Il pourrait, en premier lieu, freiner le processus de substitution d'un clivage traditionnel gauche/droite au clivage pro/anti-européens auquel l'on assiste depuis le milieu des années 90. La moindre cohésion des groupes politiques, l'hétérogénéité des attentes et des conceptions des députés et le probable renforcement de la tendance eurosceptique sont autant de données peu favorables à une telle évolution.

L'élargissement sera, en second lieu, de nature à induire un renforcement de la dimension nationale dans la délibération du PE et le comportement des élus. On peut, sans grand risque de se tromper, tabler sur un renforcement des clivages nationaux qui devrait se manifester à la fois dans la structuration des groupes (moindre cohésion des groupes PSE et PPE-DE, montée en puissance des groupes techniques et confédéraux) et dans le comportement et les discours des élus.

Ces pronostics ne doivent pas inquiéter. Le clivage entre pro et anti-européens a, depuis toujours, été l'un des moteurs de la délibération et du consensus au sein du PE. Quant à la permanence des Etats et des intérêts nationaux, elle ne s'oppose pas en soi à la construction européenne : elle constitue au contraire l'originalité même du système politique de l'Union.

L'histoire de la construction européenne nous apprend qu'il faut se garder de tout scepticisme excessif et parier sur la capacité d'adaptation des institutions européennes. Même si l'élargissement risque de déstabiliser leur mode de fonctionnement actuel, elles se réformeront sous la contrainte de la logique « interinstitutionnelle », qui les pousse à produire un discours cohérent pour faire entendre leur voix. Le PE est l'institution la plus à même de se réformer en raison de l'autonomie dont elle jouit en la matière et de la motivation dont les députés européens ont toujours fait preuve pour préserver ou renforcer l'influence de leur assemblée.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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