Entretien d'EuropeL'agriculture russe
L'agriculture russe

Agriculture

Irina Grebenkina

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17 novembre 2003

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Grebenkina Irina

Irina Grebenkina

Boursière.

1. Potentiel et contraintes : le cadre général de l'agriculture russe

Un vaste potentiel naturel

Même si sa surface agricole utile (222 millions d'ha) ne représente que 13% du territoire national (17 millions de km2), près de 50% du pays étant occupé par des forêts, la Russie dispose d'un considérable potentiel naturel pour son agriculture. A des terres labourables (132 millions d'ha) dont la superficie est près de sept fois supérieure à celles de la France, il faut ajouter 23,2 millions d'ha de prés de fauche et 64,7 millions d'ha de prairies permanentes [2]. Potentiel considérable mais non exceptionnel. Comparé à un pays comme le Canada, soumis à des contraintes climatiques similaires, et qui a 1,9 ha de terre arable par habitant, la Russie ne dispose que de 0,9 ha de terre par habitant.

Une main-d'œuvre abondante et compétitive

Depuis le début de la transition, la part des agriculteurs dans la population active est restée à peu près inchangée aux alentours de 13%. Pourtant, le secteur est loin d'être attractif : alors que les salaires nominaux dans l'agriculture étaient proches de la moyenne nationale en 1990, ils n'en représentaient plus que 40% en 2001, le salaire agricole moyen étant alors de 50 dollars par mois [3]. De plus ce salaire est parfois payé en retard et souvent en nature. Il est vrai que les ruraux peuvent compléter leur salaire officiel par les revenus de lopins individuels. Mais, même après leur prise en compte, les rémunérations paysannes restent bien inférieures à la moyenne nationale [4] et sont très inférieures à celles des grands producteurs de denrées tempérées, comme les pays d'Europe occidentale, d'Amérique du Nord, d'Australie, d'Asie et même d'Amérique latine.

Des structures agraires en pleine évolution

Les grandes exploitations collectives issues des sovkhozes et kolkhozes soviétiques sont encore largement dominantes. D'après le Goskomstat, elles contrôleraient encore 82% de la SAU, contre 6% pour les lopins familiaux et 7% pour les fermiers privés [5]. Mais leur poids dans la production est bien moindre : en 2000, elles ne fournissent que 43% de l'offre agricole, soit sensiblement moins que les lopins familiaux (54%), la part des fermiers privés n'étant que de 3%. Les lopins l'emportent nettement pour la production de pommes de terre (92%), de légumes (78%), de viande (58%) et de lait (51%), et ce n'est que dans les grandes cultures que les exploitations collectives ont l'avantage (91% de la production de grains, 94% de celle de betteraves, 84% de l'offre de tournesol).

La sur-productivité des lopins familiaux est due à la forte motivation des micro-producteurs. Mais elle reflète aussi une articulation productive complexe entre micro et méga structures. Celle-ci est souvent liée au souhait de grandes fermes très endettées de transférer de manière plus ou moins occulte une partie de leur production à leurs membres. Mais elle relève aussi d'une forme relativement efficace de division du travail qui confie aux individus les tâches requérant le plus de constance dans le suivi, comme l'élevage ou les cultures maraîchères.

Depuis la crise de 1998, on a vu par ailleurs émerger de nouveaux acteurs qui contrôlent de nombreuses fermes collectives, leur domaine dépassant généralement la centaine de milliers d'ha. Issus de l'industrie agro-alimentaire ou des exportations de matières premières, ces groupes ont souvent été d'abord utilisés par les gouverneurs pour reprendre des fermes en situation de faillite chronique. Mais désormais certains d'entre eux se dotent aussi de véritables stratégies de long terme associant production, négoce et transformation de denrées agricoles. C'est le cas notamment des grandes holdings agricoles contrôlées par les « oligarques » Potanin et Abramovitch.

C'est dans ce contexte que vient d'être adoptée en juillet 2002 une réforme foncière qui met en place les conditions d'une véritable privatisation des terres agricoles.

Un complexe agro-industriel prêt à redémarrer

Au cours des dernières années, une esquisse de reprise de la demande a cependant permis une reprise de la production russe de machines agricoles. Ainsi la production de moissonneuses de Rostselmash est-elle passée de 850 unités en 1999 à 5 000 en 2001 et devrait atteindre 7 500 unités en 2002. La même capacité de réaction à des signaux positifs de marché a été notable en aval dans la transformation agro-alimentaire avec une progression de 14% en 2000 et 8% en 2001. La forte réactivité des filières de transformation constitue un facteur très positif pour le devenir de l'agriculture russe, d'autant que le pays dispose dans ces secteurs de réels avantages comparatifs eu égard au bon rapport qualité/coût de sa main d'œuvre et à l'importance de son marché intérieur et de proximité (CEI).

La lente mise en place de nouveaux circuits de financement

Même si l'Etat fédéral cherche à recréer un système national de crédit à l'agriculture dont la banque publique Rosselkhozbank serait le pivot, et qui serait fondé essentiellement sur un principe de bonification de taux d'intérêt (à hauteur des deux tiers du taux de référence de la Banque centrale), l'agriculture russe ne dispose pas d'un véritable système de financement à ce jour. Ainsi en 2000, les crédits bancaires ou autres ne couvraient que 16,5% du capital d'exploitation des entreprises agricoles contre 28,6% en 1992 [6]. En 2000, les crédits à l'agriculture ne représentaient que 0,74% du total des crédits aux secteurs productifs russes.

L'agriculture souffre dans ce domaine de deux problèmes :

- le premier concerne l'ensemble de la Russie et a trait à la faiblesse de son secteur bancaire, qui pâtit de fonds propres insuffisants, de l'inexistence de refinancement long et de l'absence de tradition de crédit.

- le second est lié au fait que les dettes des fermes ont fait l'objet au cours de la décennie précédente de massifs défauts et constituent encore, malgré la mise en place d'une restructuration des créances publiques, un lourd boulet pour les exploitations.

2. L'évolution des productions : de l'effondrement à une reconstruction sélective

Le choc initial

Au début des années de transition, l'agriculture russe s'est effondrée de manière spectaculaire, le point bas étant atteint en 1998 (sur base 100 en 1989, la production agricole était alors de 58). Cette contraction a été particulièrement marquée pour les filières animales, les productions végétales ayant amorcé une première reprise dès 1995-1996. Cette évolution a été cependant légèrement moins calamiteuse que celle du PIB russe. Pourtant, l'agriculture a non seulement souffert comme tous les autres secteurs de l'instabilité macro-économique et institutionnelle, mais elle a aussi pâti de chocs spécifiques d'une extrême violence.

Elle est tout d'abord passée d'une situation dans laquelle elle était massivement subventionnée au cas inverse où elle a été fortement ponctionnée : ainsi, d'après l'OCDE, le taux de soutien aux producteurs, qui était de 78% entre 1986 et 1990 (contre 43% pour l'UE), est tombé entre 1991 et 1992 de 61% à -94%, à la suite notamment du blocage des prix agricoles.

Elle a par ailleurs souffert d'effets de ciseaux d'une incroyable brutalité : alors que, du fait de la désorganisation des circuits de transformation et de distribution et de l'impact des contrôles de prix à la production, les prix de détail des biens alimentaires progressaient plus de quatre fois plus rapidement entre 1991 et 1993 que ceux des denrées brutes, les prix des intrants agricoles augmentaient eux aussi plus de trois fois plus vite. Dans ce contexte, il était impossible, même pour les fermes les mieux gérées, de dégager des résultats positifs. Accumulant les dettes vis-à-vis de la banque agricole Agroprom puis SBS-Agro, de l'Etat et des fonds sociaux, ainsi que vis-à-vis de leurs fournisseurs, la plupart des exploitations étaient virtuellement en faillite. Elles devaient pour survivre éviter la saisie de leurs avoirs par leurs créanciers grâce en particulier à la généralisation du troc dans leurs échanges avec les tiers et dans le paiement de leurs salaires.

3. La stabilisation

A partir du milieu des années 1990, on observe les premiers signes d'une stabilisation de la production agricole. Certes, les filières animales poursuivent leur déclin. Mais les productions végétales commencent à donner des signes de reprise. Celle-ci s'explique par la capacité des fermes, notamment collectives, à produire avec une rigoureuse économie d'intrants : entre 1990 et 1995, la consommation d'engrais minéraux est divisée par 6,6, celle de fuel par 2,9. Il en va de même des pesticides, des semences sélectionnées, des machines, etc. Dotées de moins de capital d'exploitation, les fermes délaissent les terres les moins fertiles. Entre 1990 et 2000, ce ne sont pas moins de 27% des terres arables initiales qui sont ainsi laissées en friches, soit plus de 30 millions d'ha, une fois et demie la surface arable de la France. Il faut y ajouter le recours beaucoup plus fréquent aux jachères, qui représentent 18 millions d'ha en 2000.

La concentration sur les meilleures terres est pour beaucoup dans la résistance des rendements. En 2001, ils étaient de 18 qx à l'ha pour les céréales, niveau certes très médiocre à l'aune des performances de l'Europe de l'Ouest où ils dépassent parfois les 100 qx à l'ha, mais qui n'est guère inférieur à ceux de pays à contraintes climatiques comparables comme le Canada ou à ceux de producteurs extensifs comme les Brésiliens ou les Argentins. Surtout, ce niveau, qui devrait être égalé en 2002, est équivalent à celui du début de la décennie, alors qu'à l'époque l'agriculture russe avait été littéralement gorgée d'intrants.

Il faut bien sûr se garder d'une vision angélique, la situation générale des exploitations restant difficile. En 2000, on ne comptait que 22% de fermes viables financièrement [7], et seules 55% d'entre elles dégageaient des profits comptables en 2001 [8]. Mais au sein même des grandes structures collectives, que l'on est parfois prompt à considérer comme inefficaces par essence, on voit poindre un noyau de leaders, les 20% les plus profitables dans cet ensemble fournissant en 2001 plus de 50% de la production mise sur le marché [9].

4. Quelle stratégie internationale pour l'agriculture russe ?

La Russie et le débat au sein de l'OMC

Au cours des dernières années, l'administration du président Poutine a montré beaucoup d'intelligence tactique dans sa capacité à jouer alternativement les cartes américaine et européenne. Dans le cadre du volet agricole de sa négociation avec l'OMC, il est probable qu'elle procèdera de même, mais cette fois en usant d'une approche à trois bandes mettant en concurrence les Etats-Unis, l'UE, et le groupe de Cairns. Nul doute que ce peuple de joueurs d'échecs n'excelle dans cette partie qui risque fort d'être décisive pour l'avenir de l'Accord sur l'Agriculture conclu lors du Cycle d'Uruguay (AACU).

Dans cette négociation, la Russie est en position de force. En effet, si elle n'a aucun intérêt manifeste à se rattacher à tel ou tel camp, son ralliement éventuel à l'un ou l'autre des protagonistes modifiera considérablement les rapports de force entre eux, eu égard à son poids dans les importations mondiales de produits alimentaires et à son potentiel productif.

En ce qui concerne les Etats-Unis, l'approche agricole relève probablement plus d'une logique globale de coopération, sachant que les échanges commerciaux entre les deux pays sont très modestes (5% du commerce extérieur russe). Ce que l'on peut anticiper, c'est que la Russie soutienne les positions américaines sur l'agriculture. Ces propositions visant à mettre tous les Etats à la même aune, lui laisseraient une large marge de manœuvre, sous réserve d'un appui sans faille des Etats-Unis sur l'ensemble des modalités de son accession à l'OMC.

La vraie question est donc clairement du côté de l'Europe. En dépit de tensions assez fortes dans les derniers temps, celle-ci n'a visiblement pas pris la mesure de la grande frustration des Russes à son égard. On ne peut en effet que déplorer l'absence d'imagination de l'administration communautaire qui multiplie à l'envi les sujets de friction sur des sujets comme la facturation de l'énergie ou les exportations russes de céréales, sans se rendre compte qu'un alignement des Russes sur les positions américaines serait catastrophique lors du prochain round de négociations à l'OMC.

Aussi est-il grand temps que les responsables européens reprennent le dessus et proposent un vrai cadre de partenariat agricole à la Russie.

[1] Cf. OECD, Agricultural policies in Transition economies, Paris, 2002, p. 93. [2] Cf. Jean Radvyani, La Nouvelle Russie, Masson, 1996, p. 82. [3] OECD, p. 39. [4] Cf. World Bank, Food and Agricultural Policy in Russia, Washington, 2002, p. 107. [5] Goskomstat, Agro-industrial Complex in Russia, 2001, p. 12. [6] Ibid, p. 83. [7] World Bank, p. 69. [8] Du fait de multiples formes d'évasion, notamment par transferts en nature auprès de leurs membres, l'évaluation de la rentabilité des fermes collectives est un exercice particulièrement difficile. [9] OECD 2002, p. 38.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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