supplement
Laurent Pech,
Dimitry Kochenov
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ENLaurent Pech
Dimitry Kochenov
L'arrivée de Frans Timmermans au poste de premier vice-président de la Commission, chargé, entre autres, des questions touchant au respect de l'Etat de droit, laisse penser que le respect variable par les Etats membres à ce principe est devenu une préoccupation importante au niveau de l'Union. C'est, de fait, la première fois qu'un Commissaire est explicitement chargé de coordonner le travail de la Commission dans ce domaine. Il est important de noter que F. Timmermans avait salué, avant sa nomination, la réforme adoptée par la Commission en mars 2014 en notant l'urgence d'une approche plus méthodique en ce qui concerne le phénomène de "recul de l'Etat de droit" après adhésion[5]. Il est cependant permis à ce jour de douter de la volonté de la Commission, depuis dirigée par Jean-Claude Juncker, de mettre un jour en œuvre son nouveau cadre pour l'Etat de droit dont l'objet et les principales caractéristiques sont décrites ci-après. Il sera soutenu ici que la réforme adoptée par la Commission, si elle doit être saluée comme un premier pas dans la bonne direction, souffre d'un certain nombre de défauts regrettables et est par ailleurs peu susceptible de pouvoir traiter efficacement toute menace ou violation systémique du principe de l'Etat de droit au sein d'un Etat membre. Il n'en demeure pas moins que le nouveau cadre adopté par la Commission est nettement préférable à l'option retenue par le Conseil et qui consiste à organiser un nouveau dialogue annuel en son sein afin de prévenir ou résoudre toute violation de l'Etat de droit au niveau national.
1. Le diagnostic de la Commission
La nouvelle procédure adoptée par la Commission découle du constat que le cadre juridique actuel n'est pas adapté lorsqu'il s'agit de gérer des menaces internes, systémiques contre l'Etat de droit et, plus généralement, toute atteinte nationale aux valeurs de l'UE, alors même que ces atteintes semblent gagner en fréquence et intensité.
1.1. Un nombre croissant de crises
Dans un discours prononcé le 4 septembre 2013, Viviane Reding, alors commissaire à la Justice, a tracé un intéressant parallèle entre la crise économique et financière européenne et le nombre croissant de ce qu'elle a désigné comme étant des "crises de l'Etat de droit" révélant des problèmes de nature systémique[6]. Trois exemples concrets furent mentionnés pour démontrer la réalité de ce diagnostic :
a) la tentative du gouvernement français, durant l'été 2010, de mettre secrètement en œuvre une politique d'expulsion collective visant les citoyens de l'UE d'origine rom ;
b) la tentative du gouvernement hongrois, en 2011, de saper l'indépendance du pouvoir judiciaire par la mise à la retraite anticipée de certains magistrats ;
c) le refus du gouvernement roumain de se conformer à d'importants arrêts rendus par la Cour constitutionnelle de ce pays en 2012.
Ces trois événements ont souvent été considérés comme symptomatiques d'un phénomène plus général de remise en cause des valeurs fondamentales de l'UE, telles que l'Etat de droit. A titre d'exemple, José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, dans son discours sur l'état de l'Union de 2012, évoquait d'inquiétantes "menaces sur le tissu légal et démocratique dans certains Etats membres"[7] qu'il importait d'endiguer au plus vite. A leur crédit, un certain nombre de gouvernements se sont également inquiétés et ont cherché à réagir face à ce que l'on peut qualifier de "recul de l'Etat de droit ". Mentionnons, par exemple, la proposition faite en 2012 par les chefs de la diplomatie de onze Etats membres de créer un mécanisme "léger" qui autoriserait la Commission à émettre des recommandations ou à élaborer des rapports pour le Conseil lorsque des cas concrets de violations graves des valeurs ou des principes fondamentaux de l'Union seraient mis à jour[8].
1.2 Un cadre inadapté face aux défis actuels
Les appels en faveur d'un nouveau mécanisme ont tous explicitement ou implicitement admis que la "boîte à outils" actuelle n'est pas adaptée aux défis. J-M Barroso a jugé nécessaire d'appeler à la création "d'une série d'instruments mieux développés"[9] afin de combler le vide existant entre la procédure du recours en manquement et la procédure souvent qualifiée d'"option nucléaire[10]" décrites ci-dessous. Il convient en effet d'admettre que ces deux procédures souffrent de défauts divers qui ne permettent pas leur utilisation dans une situation de violation systémique des valeurs de l'UE au niveau national.
1.2.1 L'option nucléaire
La dénommée "option nucléaire" est prévue par l'article 7 du TUE. Cette disposition, introduite à l'origine par le traité d'Amsterdam, confère au Conseil le pouvoir de sanctionner tout Etat membre jugé "coupable" de violation grave et persistante des valeurs fondamentales de l'UE. Par exemple, le Conseil peut décider de suspendre certains droits d'un Etat membre découlant de l'application des Traités, y compris les droits de vote du représentant de son gouvernement au sein du Conseil. Depuis le traité de Nice, l'article 7 du TUE permet l'adoption de sanctions préventives dans le cas où il existerait un "risque clair et grave de violation" des valeurs fondamentales de l'UE par un Etat membre[11].
Les deux scénarios envisagés par l'article 7 du TUE ne sont pas formellement liés l'un à l'autre : les sanctions préventives ne doivent pas forcément intervenir en premier lieu et le même Etat membre peut théoriquement être sanctionné deux fois : lorsqu'il existe un risque clair de violation sérieuse et/ou pour violation avérée qui serait "grave et persistante". En outre, les deux scénarios sont soumis à des procédures différentes. Toutefois, dans les deux cas, les exigences procédurales sont particulièrement contraignantes. Par exemple, l'unanimité au sein du Conseil est requise pour déterminer s'il existe une violation sérieuse et persistante, et une majorité des 4/5e des membres du Conseil ainsi que l'aval du Parlement européen sont requis pour statuer dans la situation où il existerait "un risque clair de violation grave".
Bien que la mise en œuvre de l'article 7 du TUE ait été souvent demandée par la société civile et des députés européens - par exemple, lorsque certains Etats membres et certains pays en phase d'adhésion ont été accusés d'être complices dans l'affaire des prisons secrètes de la CIA post-11 septembre[12] - il n'est guère surprenant que l'option dite "nucléaire" n'ait jamais été activée à ce jour et ce, pour deux raisons essentielles: les seuils d'activation requis sont virtuellement impossibles à atteindre; il est par ailleurs largement accepté par les autorités politiques qu'une telle activation risquerait d'exacerber la situation dans tout pays où les valeurs de l'UE sont attaquées.
Si l'on excepte le mécanisme spécifique qui s'applique à la Roumanie et la Bulgarie,[13] il s'ensuit donc que la Commission n'a à sa disposition qu'une seule procédure juridique lui permettant de garantir le respect des valeurs fondamentales de l'UE au sein des Etats membres : la procédure du recours en manquement.
1.2.2 L'efficacité limitée du recours en manquement
En accord avec les règles établies par l'article 258 du TFUE, la Commission peut engager un recours en manquement contre tout Etat membre ayant failli à des obligations prévues par les Traités, et peut saisir la Cour de justice européenne (CJUE) si l'Etat concerné ne se conforme pas à ses recommandations. Et dans l'hypothèse où l'Etat membre concerné n'applique pas le jugement rendu par la Cour, il appartient à la Commission de pouvoir saisir à nouveau la Cour qui dispose, à ce stade, du pouvoir de lui infliger des sanctions financières.
Cette procédure a permis à la Commission de remporter quelques succès : la France a renoncé par exemple à sa politique d'expulsion des Roms après que la Commission ait brandi la menace d'un recours en manquement ; la Hongrie a modifié sa législation suite à sa condamnation par la Cour de justice (sans que les magistrats hongrois affectés par la loi controversée n'aient pu cependant reprendre leurs fonctions)[14] ; et le conflit constitutionnel roumain mentionné a semble-t-il été réglé. Néanmoins, un certain nombre d'événements récents démontrent les limites de l'efficacité du recours en manquement dans la situation où les autorités élues d'un Etat membre ont fait le choix politique de violer l'article 2 du TUE.
L'exemple le plus inquiétant à ce titre est celui de la Hongrie dont le Premier ministre a défendu la création d'un Etat " illibéral "[15] tout en citant la Russie de V. Poutine et la Chine communiste comme des modèles possibles pour son pays[16]. L'appel à instituer un régime " illibéral - qui s'est traduit par des actions concrètes en ce sens[17] - va pleinement à l'encontre de l'article 2 du TUE et, pourtant, la Commission s'est retrouvée fort dépourvue lorsqu'elle a été confrontée à des fins de non-recevoir de la part du gouvernement hongrois.
Pour le dire de manière concise, la Commission ne peut en effet engager une procédure d'infraction contre un Etat membre que dans le cas d'une violation spécifique du droit de l'UE. Ce n'est pas à dire que l'article 2 TUE ne constitue pas une disposition juridiquement contraignante - les Traités de l'UE indiquent clairement selon nous qu'il incombe aux institutions européennes ainsi qu'aux Etats membres de respecter les valeurs fondamentales de l'Union[18] - mais il ne peut en lui-même fonder une action contre l'Etat membre concerné. En d'autres termes, le caractère relativement ouvert des valeurs fondamentales de l'Union implique qu'aucune institution de l'UE, ni aucune partie privée ne peut introduire sur la seule base de cet article une action en justice contre un Etat membre, et ce pas plus devant des tribunaux nationaux que devant la CJUE.
La Commission ne dispose donc que du seul pouvoir d'engager des actions au cas par cas lorsque des autorités nationales ne mettent pas en œuvre ou n'appliquent pas correctement des dispositions spécifiques du droit de l'UE. Toutefois, la Commission ne peut poursuivre un Etat dans l'hypothèse où celui-ci violerait par exemple le principe de l'Etat de droit dans des domaines qui ne sont pas couverts par le droit de l'UE. C'est un aspect quelque peu technique, il peut donc être utile de donner l'exemple suivant : en l'absence de toute compétence de l'UE dans le domaine de l'organisation des systèmes judiciaires nationaux, la Commission n'a pu poursuivre la Hongrie sur la base du principe d'indépendance et d'impartialité du pouvoir judiciaire lorsque le gouvernement hongrois a cherché à mettre au pas juges et procureurs par une politique de mise en retraite forcée. La règlementation européenne en matière d'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail trouvant toutefois à s'appliquer en une telle hypothèse, la Commission a pu poursuivre la Hongrie sur le fondement d'une violation du principe européen de non-discrimination fondée sur l'âge. Pour autant, la Commission n'a pas été en mesure d'imposer l'application de mesures qui auraient pu interdire une politique générale qui n'a eu de cesse de miner l'indépendance et à l'impartialité du système judiciaire hongrois[19]. Et si l'article 7 du TUE ne se limite pas, de manière exceptionnelle, aux domaines régis par le droit de l'UE - cette disposition peut donc permettre à l'Union d'intervenir dans le cas d'une violation dans un domaine relevant de l'action autonome d'un Etat membre - cette disposition est comprise comme une "option nucléaire" qui ne saurait être mise en œuvre sauf hypothèse extrême, par exemple, un coup d'Etat militaire.
L'analyse développée ici révèle donc les pouvoirs limités des institutions supranationales de l'Union lorsqu'il s'agit de répondre à des violations, au niveau national, des valeurs de l'Union en l'absence de volonté politique des gouvernements nationaux en ce sens. Cet état de fait est particulièrement problématique pour des raisons qui peuvent être résumés comme suit : lorsqu'un pays connaît un phénomène de "capture constitutionnelle" (constitutional capture) par des forces démocratiquement élues mais non libérales[20] - par exemple, lorsqu'un gouvernement porte systématiquement atteinte à l'équilibre des pouvoirs, ou qu'un pays est gouverné par des élus dont le programme officiel prévoit le démantèlement de l'Etat démocratique et libéral - ces violations n'affectent pas uniquement les citoyens de l'Etat membre en question[21]. Les ressortissants d'autres Etats membres résidant dans ce pays ne sont pas alors les seuls affectés. Ce phénomène affecte également tous les citoyens de l'Union par le biais de la participation de "l'Etat capturé" aux processus décisionnels et à l'adoption des normes s'appliquant à l'ensemble de l'UE. L'espace réglementaire et judiciaire interconnecté de l'Europe est également fondé sur le principe d'une confiance réciproque et sur la nécessité absolue d'une reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, principes qui peuvent difficilement être sauvegardés lorsque qu'un Etat membre n'est plus gouverné dans le respect du principe de l'Etat de droit. Outre ces effets négatifs, tout pays ne respectant pas les valeurs de l'UE menace l'exercice des droits dont jouissent, quel que soit l'Etat membre où ils résident, tous les citoyens de l'UE. Enfin, la légitimité et la crédibilité de l'UE sont affectées quand ses institutions ne peuvent plus - ou ne veulent plus - garantir en son sein la sauvegarde des valeurs qu'elle a pourtant obligation de défendre et de promouvoir dans ses relations extérieures.
La Commission en fait correctement état lorsqu'elle note que "la confiance de tous les citoyens de l'Union et des autorités nationales dans les systèmes juridiques de tous les autres Etats membres est capitale pour le bon fonctionnement de l'UE dans son ensemble[22]". C'est notamment à ce titre que, selon nous, la Commission était en droit d'adopter un nouveau cadre destiné à une sauvegarde plus efficace de l'Etat de droit au sein des Etats membres.
2. La nouvelle procédure adoptée par la Commission
Cette nouvelle procédure adoptée en mars 2014 peut être résumée de la façon suivante : elle offre un outil d'alerte précoce dont la finalité première est de permettre à la Commission d'entamer un dialogue structuré avec l'Etat membre concerné afin d'éviter toute escalade lorsque des menaces systémiques pèsent sur les valeurs de l'Union. Il est prévu que cette procédure puisse par ailleurs s'appliquer de manière concurrente à celle prévue par l'article 258 du TFUE et qui permet à la Commission d'intenter des recours en manquement contre les Etats membres. Si les problèmes devaient persister, il serait alors permis de recourir à l'"option nucléaire" prévue par l'article 7 du TUE.
2.1 Facteurs de déclenchement
Avant de décrire la façon dont la Commission est supposée dialoguer avec un Etat sur la base de cette nouvelle procédure, il convient de souligner que la communication de la Commission met l'accent sur la notion de "menace systémique". Il ne s'agit donc pas pour la Commission d'intervenir dans le cas d'un manquement particulier aux droits fondamentaux ou d'un dysfonctionnement ponctuel de la justice dans un pays donné. Il s'agit plus exactement de permettre à la Commission de traiter les menaces pour l'Etat de droit "qui sont de nature systémique"[23].
La communication de la Commission peut également être saluée pour la première définition claire qu'elle offre de la notion d'Etat de droit (rule of law). S'inspirant de la définition adoptée préalablement par la Commission de Venise[24], un organe consultatif du Conseil de l'Europe, la Commission européenne considère, correctement selon nous, qu'il existe à présent un large consensus en Europe en ce qui concerne les éléments clés que recouvrent la notion d'Etat de droit et en particulier les six éléments suivants[25] :
(1) la légalité, qui suppose une procédure d'adoption des textes de loi, responsable, démocratique et pluraliste ;
(2) la sécurité juridique ;
(3) l'interdiction de l'arbitraire du pouvoir exécutif ;
(4) des juridictions indépendantes et impartiales ;
(5) un contrôle juridictionnel effectif, y compris le respect des droits fondamentaux ;
(6) l'égalité devant la loi.
La Commission européenne prend soin toutefois de souligner avec raison que "la teneur précise des principes et des normes découlant de l'Etat de droit peut varier d'un État membre à l'autre, en fonction de son système constitutionnel"[26] tout en notant, à juste titre, que les six éléments mentionnés proviennent des traditions constitutionnelles communes à la plupart des systèmes judiciaires européens et peuvent être considérés comme une définition de base de la notion d'Etat de droit dans le cadre du système juridique de l'Union. Quelques critiques d'ordre mineur peuvent être cependant formulées. Par exemple, il est malaisé de comprendre pour quelle raison le principe d'égalité devant la loi est présenté comme distinct de la notion plus large de droits fondamentaux, alors qu'il est permis de penser qu'il est nécessairement inclus dans cette dernière. De même, il est possible de penser que trois éléments supplémentaires devraient faire partie de la liste de la Commission : le principe d'accès à la loi, qui implique que celle-ci soit intelligible, claire, prévisible et rendue publique ; le principe de confiance légitime et le principe de proportionnalité. Toutefois, il est possible de considérer que le principe de légalité implique l'obligation de rendre la loi accessible, et que le principe de confiance légitime est étroitement lié à celui de sécurité juridique. Quant au principe de proportionnalité, sa présence limitée dans le droit administratif anglais a sans doute motivé son exclusion d'une liste qui se veut consensuelle.
En tout état de cause, la communication de la Commission européenne soulève deux autres points importants : l'Etat de droit y est présenté comme un "principe constitutionnel doté d'un contenu à la fois formel et matériel" qui est "intrinsèquement lié au respect de la démocratie et des droits fondamentaux[27]". Il est également indiqué que l'évaluation de la Commission reflète fidèlement la conception dominante de l'Etat de droit en Europe, et que ces deux aspects peuvent être considérés comme les caractéristiques essentielles de l'approche européenne en matière de respect et de promotion de l'Etat de droit, ce qui nous apparaît comme une affirmation raisonnable et correcte[28].
Si le concept d'Etat de droit est donc clairement défini par la Commission, ce qui devrait rendre plus aisé le travail des autres institutions de l'UE si jamais elles avaient à se prononcer sur la réalité d'une menace ou violation dans ce domaine, la notion de menace de "nature systémique"[29] n'est guère explicitée. La Commission se borne, en effet, à déclarer que ce type de menace peut découler de "l'adoption de nouvelles mesures ou de l'existence de pratiques répandues des autorités publiques, et de l'absence de voies de recours à l'échelon national"[30]. Dans ce contexte, les références faites à la jurisprudence de la CJUE et de la Cour européenne des droits de l'Homme ne sont pas d'un grand secours[31]. Il existe également une certaine confusion entre la notion de menace systémique et celle de violation systémique, une distinction pourtant cruciale. Il est en effet malaisé de savoir si ce recours à la notion de menace systémique a pour but de signaler un critère de fond différent, ou s'il doit tout simplement être compris comme quasiment synonyme de la notion de "violation grave et persistante" mentionnée par l'article 7 du TUE. Or cette distinction est importante car le mécanisme proposé par la Commission est présenté comme une nouvelle procédure qui devrait précéder l'utilisation éventuelle de l'article 7 du TUE. Mentionnons en dernier lieu qu'en dépit de l'appel de J-M. Barroso à prévoir une intervention européenne en cas de menaces graves et systémiques pesant sur les valeurs de l'Union[32], la communication de la Commission ne mentionne pas explicitement la gravité comme facteur de déclenchement du nouveau mécanisme. De même, il n'est pas fait mention des "critères prédéfinis" promis par l'ancien président de la Commission, et sur la base desquels le nouveau mécanisme devait pouvoir être activé[33].
2.2 Les caractéristiques principales de la nouvelle procédure dite pré-article 7 TUE
La procédure adoptée par la Commission a été décrite par l'ancienne Commissaire en charge de la justice et des droits fondamentaux comme une nouvelle "procédure pré-article 7"[34] consistant de trois étapes principales reposant sur trois principes clés.
Les trois étapes procédurales peuvent être décrites comme suit :
(1) Phase d'évaluation : Lors de cette phase, la Commission rassemblera et examinera toutes les informations utiles et appréciera s'il existe des indices clairs de menace systémique dans l'Etat membre concerné. Un avis relatif au respect du principe de l'Etat sera adressé au gouvernement en cas de menace avérée ;
(2) Phase de recommandation : Dans le cas où les mesures appropriées n'auraient pas été prises, la Commission adressera une "recommandation relative à l'Etat de droit" aux autorités du pays concerné, cette dernière pouvant réclamer toute mesure propre à résoudre la situation dans un certain délai ;
(3) Phase de suivi : La Commission pourra enfin contrôler le suivi donné à sa recommandation. Faute de suite satisfaisante, la Commission aura la possibilité de demander au Conseil (en cas de menace) ou au Conseil européen (en cas de violation systémique) la mise en œuvre de l'article 7 du TUE.
Trois principes essentiels sont supposés guider l'action de la Commission:
(1) Seules les menaces ou violations systémiques du principe de l'Etat de droit peuvent justifier l'activation de ce nouveau mécanisme, et non les violations mineures ou ponctuelles ;
(2) Contrairement au mécanisme développé spécifiquement pour la Roumanie et la Bulgarie, la nouvelle procédure peut être mise en œuvre contre tout Etat membre sans qu'importe leur date d'adhésion, leur poids économique, etc. ;
(3) Bien que la Commission conserve son rôle de gardienne des valeurs de l'UE, il est prévu qu'elle puisse faire appel à des tierces parties si nécessaire. L'Agence des droits fondamentaux de l'Union mais également le Conseil de l'Europe (en particulier, la Commission de Venise) et des réseaux judiciaires, tel que le réseau des présidents des Cours suprêmes de l'Union européenne peuvent donc être sollicités si nécessaire pour apporter leur expertise, notamment durant la phase d'évaluation.
Le schéma[35] suivant offre une vue synthétique des principaux aspects de la procédure:
Notons, en dernier lieu, que cette nouvelle procédure est, selon la Commission, fondée sur les pouvoirs établis par les Traités de l'UE en vigueur,[36] et ne fait que compléter les instruments existants, notamment la procédure prévue à l'article 7 TUE et la procédure d'infraction prévue par l'article 258 TFUE. Cette analyse a cependant été contestée par le Conseil. Le service juridique du Conseil a vertement critiqué la Commission en arguant que la nouvelle procédure pré-article 7 a été adoptée par la Commission - pour simplifier le débat - en violation des Traités européens[37]. La pertinence de cette critique sera examinée ci-dessous.
3. Aperçu critique
Avant de proposer un bref aperçu critique, un certain nombre d'aspects positifs peuvent être soulignés.
3.1 Aspects positifs
Le nouveau mécanisme de la Commission offre un certain nombre de caractéristiques positives que ce soit au niveau de son contenu, de sa complémentarité avec les autres procédures prévues aux articles 7 TUE et 258 TFUE et des étapes procédurales qu'il prévoit.
La Commission peut être ainsi saluée pour avoir clarifié les éléments juridiques au cœur du principe de l'Etat de droit. La tâche était sans conteste ardue si l'on considère les multiples définitions de l'état de droit, parfois contradictoires et problématiques, qui peuvent se retrouver dans la littérature officielle ou académique.
La Commission a également prudemment rejeté la plupart des propositions faites avant la publication de sa communication. Avant de montrer en quoi la Commission a eu raison d'agir ainsi, rappelons de manière succincte quelques-unes de ces propositions, des plus radicales aux plus modestes :
a) Sortie obligatoire de l'UE: Il a été suggéré que les Traités soient révisés de manière à conférer à l'UE le droit de forcer un Etat membre coupable de manquements systématiques de quitter l'Union[38] (les Traités ne prévoient actuellement que la possibilité d'une sortie volontaire) ;
b) La Charte des droits fondamentaux de l'UE comme norme fédérale directement applicable en toute hypothèse : Défendue par l'ancienne Commissaire à la Justice,[39] cette solution obligerait là encore à réviser les Traités car les dispositions de la Charte ne contraignent les Etats membres que lorsque ceux-ci agissent dans le champ d'application du droit de l'Union ;
c) Une nouvelle procédure de renvoi préjudiciel : Selon cette proposition, il conviendrait de permettre, dans l'hypothèse de violations systémiques des droits fondamentaux dans un Etat membre, aux juridictions nationales de saisir la CJUE afin que cette dernière puisse statuer sur la légalité de ces violations sans qu'importe de savoir si celles-ci relèvent du champ d'application du droit de l'Union[40] ;
d) " Externalisation " du contrôle du respect des valeurs de l'UE : Le président de la commission de Venise a proposé que l'on confie la tâche de vérifier le respect du principe de l'Etat de droit à son organisation dans la mesure où cette dernière possède une solide expérience dans un tel domaine[41] ;
e) Création d'un nouvel organe de contrôle au sein de l'UE : Afin d'éviter une externalisation jugée problématique et sur la base d'un diagnostic critique par rapport à l'expertise et à la politisation accrue de la Commission européenne, il a été également suggéré de créer une "commission de Copenhague" afin de soumettre les Etats membres de l'UE au même niveau de contrôle que les pays candidats à l'adhésion mais en retirant cette tâche à la Commission[42] ;
f) Une nouvelle procédure d'infraction : Selon cette proposition, la Commission devrait s'efforcer d'intenter un ensemble coordonné de recours en manquement en cas de non-conformité systémique au regard de l'article 2 TUE, et il est par ailleurs souhaité que la Commission acquiert le pouvoir de suspendre le versement de tout fonds européen auquel pourrait prétendre l'Etat membre concerné dans une telle hypothèse[43] ;
g) Evaluation collégiale : Une évaluation mutuelle par les pairs, basée sur des rapports périodiques soumis à l'évaluation des représentants des gouvernements nationaux, a également été proposée[44].
Faute de pouvoir offrir une analyse approfondie dans le cadre de cette étude, mentionnons rapidement qu'aucune des propositions ci-dessus n'est exempte de défauts. Toute proposition nécessitant une révision des Traités n'est pas politiquement réaliste dans le contexte actuel. La création d'un nouvel organe de contrôle se traduirait par une couche de bureaucratie superflue, alors que la Commission et/ou l'Agence des droits fondamentaux (ADFUE) peuvent facilement accroître leurs capacités de contrôle, étant donné qu'elles disposent des ressources et, dans le cas de l'ADFUE, d'un mandat législatif qui pourrait être relativement facilement révisé pour lui permettre de mettre à bien cette tâche. Le problème crucial, dans tous les cas, est moins celui du contrôle ou de la surveillance des Etats membres que celui des actions coercitives qui devraient être prises pour remédier à toute violation systémique de l'Etat de droit. Pour cette raison, externaliser la sauvegarde de ce principe au sein de l'UE aux organes du Conseil de l'Europe ne semble pas une voie très prometteuse. Quant aux améliorations qui pourraient être apportées aux pouvoirs de la Commission dans le cadre de la procédure de recours en manquement, elles seraient éminemment souhaitables mais il est douteux qu'elles puissent être mises en œuvre sans révision préalable des Traités.
Il est dès lors plus aisé de comprendre les raisons qui ont sans aucun doute poussé la Commission à proposer un mécanisme indéniablement "soft", complémentaire et construit autour d'une procédure qui existe déjà, même si elle n'a jamais été activée jusqu'à présent. En évitant une modification des Traités, la Commission a sagement esquivé une situation qui équivaudrait à demander aux dindes de voter pour le repas de Noël. La nouvelle procédure proposée par la Commission tient également compte d'un constat raisonnable : l'Union n'est pas assez mûre d'un point de vue constitutionnel, en tant que système supranational, pour prendre le risque d'exiger que des autorités nationales réticentes appliquent des valeurs dont les contours exacts restent parfois relativement flous ou contestés.
Le nouveau mécanisme mis en place par la Commission est donc tout sauf révolutionnaire. Il consiste essentiellement à demander à tout Etat membre "sous surveillance" d'engager le dialogue sans risque de se voir automatiquement imposer des choix contraignants ou d'être sujet à des sanctions, même en situation de désaccord avec les recommandations éventuelles de la Commission. Il est dès lors difficile de comprendre la critique selon laquelle le cadre proposé par la Commission "n'est pas compatible avec le principe d'attribution qui régit la délimitation des compétences de l'Union"[45]. Il est possible d'affirmer, au contraire, que la Commission étant l'une des institutions qui détient le pouvoir de déclencher la procédure prévue à l'article 7, il est logique de lui confier la tâche d'en définir clairement les modalités et le fonctionnement pratique même s'il aurait sans doute été souhaitable de le faire à la suite d'une consultation préalable plus poussée avec les autres institutions de l'UE. En d'autres termes, il est raisonnable de soutenir l'argument selon lequel l'article 7-1 du TUE autorise déjà, nécessairement bien qu'implicitement, la Commission à enquêter sur un risque potentiel de violation grave des valeurs de l'UE en lui conférant les compétences qui lui permettent de soumettre au Conseil une proposition motivée si elle estime que l'article 7 doit être activé[46]. En outre, étant donné l'imposant niveau d'interdépendance entre les Etats membres, la Commission doit être félicitée pour avoir joué son rôle de gardienne des Traités en proposant un cadre qui permet de rendre l'article 2 du TUE un peu plus opérationnel.
En termes procéduraux, la force principale de la nouvelle procédure réside dans la possibilité de sa mise en œuvre en parallèle avec des procédures bien établies, telle que la procédure d'infraction prévue par les articles 258-260 TFUE. Ceci reflète une volonté de combler - bien que de façon plutôt rudimentaire - le vide existant entre la procédure applicable aux violations "courantes" du droit de l'UE et la procédure applicable en matière de violations "exceptionnelles" prévue par l'article 7 TUE. En ce sens, la proposition de la Commission reprend avec justesse certains aspects des propositions résumées antérieurement tout en essayant de bâtir un nouveau système de nature "souple" qui trouverait à s'appliquer dans un cas de figure intermédiaire, c'est-à-dire lorsque les valeurs de l'UE sont remises en cause de manière systématique mais non frontale par les autorités d'un Etat membre dans des domaines qui ne relèvent pas forcement du champ de compétence de l'Union stricto sensu.
Toujours du point de vue procédural, un autre aspect positif de la nouvelle "procédure pré-article 7" réside dans la volonté évidente de pouvoir consulter un large éventail d'organismes d'expertise. L'ADFUE, la commission de Venise, et d'autres organismes, y compris des ONG et think tanks, sont explicitement mentionnés. Afin d'éviter toute duplication et tout gaspillage de ressources, il était en effet important de tenir compte du travail accompli et de l'expertise accumulée par des organismes de l'UE (ADFUE), les organes du Conseil de l'Europe ou ceux des Nations unies[47]. La volonté clairement exprimée par la Commission de faire appel à l'expertise de tierces parties ne peut que renforcer l'efficacité de la procédure, en même temps qu'elle évite les éventuelles lacunes liées à tout "outsourcing" des problèmes qui se posent au niveau des Etats membres, et qui, très vraisemblablement, saperait l'autorité des institutions de l'Union et la confiance des citoyens dans celles-ci. Pour cette raison, il conviendrait, par exemple, de demander l'intervention éventuelle d'organes non UE comme la commission de Venise au cas par cas pour décider si une violation systémique de l'Etat de droit peut être constatée tout en gardant "en interne" tout ce qui relève de la définition des solutions à y apporter et des éventuelles sanctions à adopter. La tâche de garantir au niveau de ses Etats membres le respect des principes fondamentaux au cœur de l'identité constitutionnelle de l'Union ne saurait en effet selon nous être entièrement déléguée à des organismes extérieurs à l'UE (cela n'est pas à dire qu'il est sage pour l'UE de refuser tout contrôle externe en ce qui concerne ses propres institutions et activités). La proposition de la Commission peut dès lors être décrite comme bien pensée et judicieusement conçue de ce point de vue.
Pour conclure quant aux aspects positifs de la procédure adoptée par la Commission, celle-ci évite les écueils potentiels liés aux différentes conceptions de l'Etat de droit et évite sagement tout passage par la case "révision des Traités". Enfin, elle autorise la Commission à bénéficier de l'expertise d'autres organismes internes ou externes à l'UE, ce qui pourrait par ailleurs renforcer la force de tout recours en manquement que la Commission pourrait intenter sur la base des "preuves" récoltées par des tierces parties dans le cadre d'une enquête sur toute éventuelle violation systémique du principe de l'Etat de droit au sein d'un Etat membre donné.
3.2 Points faibles
La nouvelle procédure dite "pré-article 7" présente cependant une faiblesse majeure : elle est peu susceptible de résoudre le problème auquel elle cherche à répondre. Elle présuppose en effet l'efficacité d'un processus de dialogue entre la Commission et tout Etat membre à qui il est reproché de faire peser une menace systémique envers les valeurs fondamentales de l'Union. La validité d'une telle présupposition est contestable. Dans l'hypothèse par exemple d'un choix délibéré d'une force politique dominante de ne pas respecter les valeurs de l'UE, le dialogue prévu dans le cadre de la procédure pré-article 7 n'a pratiquement aucune chance d'aboutir à une amélioration significative de la situation dans l'Etat membre concerné.
Un certain nombre de lacunes supplémentaires peuvent être soulignées. En premier lieu, la Commission n'a pas expliqué de manière satisfaisante sa notion de "menace systémique" envers l'Etat de droit. Cet élément est pourtant crucial car de la présence d'une telle menace - et non une menace mineure ou ponctuelle –dépend le déclenchement de la procédure. Il est donc important que la Commission "définisse clairement le concept de menace systémique par rapport aux violations ponctuelles, d'une part, et aux violations systémiques, d'autre part, et qu'elle soit prête à intervenir à un stade précoce"[48]. Dans ce contexte, un autre point peut faire l'objet de critiques : la Commission n'a pas proposé de distinction claire entre menace systémique et violation systémique. Il est néanmoins possible de supposer que des violations systémiques seraient plus susceptibles de déclencher la procédure que des menaces systémiques, par nature plus diffuses et plus difficiles à mesurer. Si nous ajoutons à ce tableau l'absence de critères de mesure précis et prédéfinis - en dépit de la promesse en ce sens de l'ancien président de la Commission - il apparaît clairement que la nouvelle procédure pré-article 7 risque de connaître un destin comparable à l'article 7 TUE, en raison des mêmes défauts : partant d'une bonne intention, les efforts consentis pour ménager les Etats membres les plus réticents ont abouti à un compromis où la rhétorique n'a d'égale que sa non-application future.
Le choix fait par la Commission de se réserver le pouvoir d'activer la procédure pré-article 7 est par ailleurs regrettable, surtout si l'on tient compte du caractère souple et non juridiquement contraignant des décisions qui peuvent être prises dans ce cadre. De fait, cela suppose que la Commission tient à préserver entièrement son pouvoir discrétionnaire lorsqu'il s'agit d'étudier la situation dans un Etat membre, alors qu'il serait plus légitime et efficace d'octroyer à d'autres institutions de l'UE, à des gouvernements et/ou des parlements nationaux le pouvoir d'obliger la Commission à mettre sous surveillance tout Etat membre soupçonné de violation systémique des valeurs fondamentales de l'Union.
En dernier lieu, certains éléments procéduraux sont de nature à entraver une défense sérieuse et efficace des valeurs de l'UE. Le caractère confidentiel du dialogue entre la Commission et l'Etat membre concerné remet en cause la possibilité qu'il soit "montré du doigt". La nature juridiquement non contraignante des recommandations relatives à l'Etat de droit adressées aux autorités du pays où des menaces systémiques ont été constatées, et le fait que le recours à l'article 7 TUE ne soit pas automatique en cas d'échec, augmentent les risques d'ineffectivité du mécanisme adopté par la Commission.
4. La réaction du Conseil ou l'inaction érigée en principe de gouvernement
Malgré ces faiblesses, il est réconfortant de voir la Commission se préoccuper sérieusement du respect du principe de l'Etat de droit au sein de chaque Etat membre. Le fait d'accorder tant d'importance à ce principe peut paraître surprenant de prime abord si l'on considère l'ensemble des valeurs mentionnées dans l'article 2 TUE, mais il est justifié si l'on s'accorde à penser que l'existence de l'Etat de droit est la condition première pour la sauvegarde des autres valeurs fondamentales de l'Union. L'attribution d'un rôle prépondérant dans ce domaine à la Commission est logique si l'on tient compte de son statut établi de gardienne des Traités depuis l'origine. La possibilité pour cette dernière d'intervenir de manière précoce et transparente en cas de menace systémique envers l'Etat de droit constitue à nos yeux un avantage indéniable. Toutefois, il est possible de penser que la Commission a manqué d'audace. Même s'il n'est absolument pas nécessaire de transformer l'UE en défenseur intraitable de la démocratie, comme cela avait été proposé dans les années 1950[49], il est permis de rester sceptique quant à l'efficacité d'un "dialogue sur l'Etat de droit" confidentiel assorti de la possibilité d'émettre des recommandations non contraignantes pour remédier au phénomène pour le moins inquiétant de "recul de l'Etat de droit" (rule of law backsliding) qui affecte à l'heure actuelle certains Etats membres.
La réaction du Conseil à la procédure adoptée par la Commission ne peut que susciter le pessimisme quant aux chances de voir un jour la Commission activer son nouveau cadre sur l'Etat de droit[50]. De fait, au lieu d'appuyer la proposition de la Commission, le Conseil a jugé pertinent d'adopter en décembre dernier le principe d'un "dialogue {annuel sur l'Etat de droit} entre tous les Etats membres, au sein du Conseil, et basé sur des principes d'objectivité, de non-discrimination, et d'égalité de traitement entre tous les Etats membres", ce dialogue devant être par ailleurs mené sur la base d'une approche non-partisane et fondée sur des éléments de preuve objectifs[51]. Cette réaction du Conseil n'est guère surprenante si l'on considère les réticences et le malaise que suscite au sein de plusieurs gouvernements l'idée d'octroyer à la Commission ou à d'autres organismes supranationaux un droit de regard sur le respect de l'Etat de droit au niveau national[52].
D'un point de vue juridique, sans toutefois que cela soit énoncé de manière explicite, la proposition du Conseil semble refléter l'opinion selon laquelle la procédure pré-article 7 de la Commission ne serait pas compatible avec le principe des compétences attribuées (art. 5 TUE) et les dispositions concernant le respect des identités nationales inhérentes à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles (art. 4-2 TUE). Cette analyse procède cependant d'une lecture superficielle et sélective des Traités. S'il est possible de penser que le nouveau cadre proposé par la Commission n'est pas exempt de faiblesses, le dialogue préconisé par le Conseil ne répond en aucune façon aux défis. Le Conseil préconise par exemple une approche fondée sur des éléments probants sans préciser ce qu'il entend par là et n'offre par ailleurs aucune indication pratique en ce qui concerne la récolte et l'analyse de ces éléments dans le cadre de son nouveau dialogue sur l'Etat de droit. Par ailleurs, ce dialogue est censé se dérouler au sein du Conseil et être préparé par le Coreper, en "suivant une approche participative[53]", mais, une fois de plus, c'est utiliser un langage pour masquer une absence totale d'indications qui permettrait de comprendre comment une telle approche serait mise en pratique. Plus fondamentalement, le Conseil a pris le parti de mettre en œuvre un mécanisme qui a fait l'objet de vives critiques qui ont régulièrement souligné son inefficacité dans le cadre de la politique en matière de promotion hors UE de ses valeurs. L'engouement pour cette méthode discursive - l'UE a mis en place près de quarante "dialogues sur les droits de l'Homme" avec des pays tiers - a été justement critiqué pour son manque de résultats concrets sur le terrain[54].
Il est dès lors tentant de conclure que le Conseil n'a cherché qu'à proposer une "action de façade"[55]. Deux explications potentielles viennent à l'esprit : soit le Conseil est dans le déni par rapport aux problèmes qui se posent sur le terrain du respect de l'Etat de droit, soit il n'est tout simplement pas possible de trouver un meilleur compromis au sein d'une institution qui représente les Etats. Par un hasard particulièrement ironique, le Conseil a adopté sa proposition de dialogue annuel le jour même où il a émis des conclusions sur le processus d'élargissement qui contiennent de nombreuses références soulignant l'importance centrale de l'Etat de droit et la nécessité pour les pays candidats de s'attaquer aux problèmes qui s'y rapportent avec détermination ; détermination qui fait clairement défaut quand il s'agit des Etats membres eux-mêmes.
En l'absence de toute perspective réaliste d'obtenir que les gouvernements nationaux s'entendent sur une révision fondamentale de la façon dont les Traités de l'UE organisent le respect au sein de l'Union de ses valeurs fondamentales, il convient d'encourager le Parlement européen à marquer son soutien pour le nouveau cadre de la Commission sur l'Etat de droit et à s'assurer que cette dernière ne l'oublie pas. La Commission devrait entreprendre un travail supplémentaire de manière à rendre sa "procédure pré-article 7" à la fois plus facile à mettre en œuvre et plus efficace. Pour ce faire, nous suggérons à la Commission d'entreprendre les actions suivantes ou de s'engager à les prendre :
(1) Une clarification du concept de "menace systémique" et de sa relation avec les notions, étroitement liées mais différentes, de "menaces graves", de "violations systémiques" et de "défaillances systémiques";
(2) Des critères précis de déclenchement prédéfinis doivent être énoncés ;
(3) Mettre automatiquement en œuvre la procédure pré-article 7 lorsqu'elle reçoit en ce sens une demande du Parlement européen, de l'ADFUE, d'un gouvernement ou d'un parlement national ou encore de la commission de Venise ;
(4) Toute décision de ne pas engager un "dialogue sur l'Etat de droit" lorsque l'un des organes mentionnés précédemment signale un État membre à son attention devrait être également motivée;
(5) Tout "avis sur l'Etat de droit" lorsque la Commission constate effectivement une situation de menace systémique devra être publié ainsi que toute réponse de l'État membre visé par une enquête ;
(6) Enfin, la Commission doit s'engager à recourir à la procédure prévue par l'article 7 TUE dans le cas où ses recommandations ne seraient pas appliquées de manière satisfaisante dans le délai imparti.
Parallèlement, un certain nombre de réformes d'ordre plus pratique peuvent également être entreprises. La Commission pourrait, par exemple, centraliser et publier sur son site tout rapport sur l'Etat de droit ayant été rendu par les institutions de l'Union, des organisations internationales ou spécialisées dans un tel domaine. Il serait sans doute possible sur la base des nombreux indices et tableaux de bord qui ont été développés au cours de cette dernière décennie par des organisations gouvernementales et non gouvernementales, de publier un classement des États membres par rapport à leur respect du principe de l'Etat de droit. Des ressources supplémentaires devraient par ailleurs être allouées à la Commission afin que celle-ci puisse intenter plus de recours en manquement. Enfin, la mise en place d'unités spéciales, chargées d'intervenir à chaque fois qu'un Etat membre apparaît violer de manière délibérée l'article 2 TUE et/ou fait l'objet d'une dénonciation par une des institutions et/ou un des réseaux mentionnés dans la communication de la Commission.
Traduit de l'anglais par Manuel Alcantara
[1] " L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme... "
[2] Voir J. Barroso, Etat de l'Union 2012 Address, Parlement européen, 12 septembre 2012, discours/12/596 ; V. Reding, 'The EU and the Rule of Law - What next?', 4 septembre 2013, discours/13/677.
[3] Pour plus de détails : communication de la Commission, Un Nouveau Cadre de l'UE pour renforcer l'état de droit, COM (2014) 158.
[4] Ibid, 3.
[5] Réponses au Parlement européen, questions au commissaire Frans Timmermans, question 6 http://ec.europa.eu/about/juncker-commission/docs/2014-ep-hearings-reply-timmermans_en.pdf
[6] Reding, 'The EU and the Rule of Law', op. cit.
[7] Une union politique exige également que nous renforcions les fondements sur lesquels repose notre Union : le respect de nos valeurs fondamentales, de l'état de droit et de la démocratie"
[8] Voir le rapport final sur le futur de l'Europe (connu sous le nom de " rapport Westerwelle), 17 sept. 2012, paragr. II (d), intitulé " Strengthening the UE as a Community of Values ".
[9] J. Barroso, discours sur l'état de l'Union, Parlement européen, 11 sept. 2013, discours /13/684.
[10] Ibid.
[11] Pour une analyse plus approfondie, voir Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen du 15 octobre 2003 sur l'article 7 du traité sur l'Union européenne: Respect et promotions des valeurs sur lesquelles l'union est fondée COM (2003) final, 15 octobre 2003.
[12] Notons cependant que la Cour européenne des droits de l'Homme a condamné la Pologne pour avoir été l'un des principaux pays coupables d'avoir accueilli sur son territoire des détenus ayant pour destination finale Guantanamo dans une prison secrète de la CIA en 2002-2003 : Al Nashiri v Poland, App n°28761/11 (2014). C'est la première fois qu'un Etat membre de l'UE est condamné par la CEtDH pour avoir autorisé les autorités des Etats-Unis à soumettre des individus à la torture et aux mauvais traitements sur son territoire.
[13] Répondant à la volonté de l'UE de remédier aux lacunes de l'Etat de droit en Bulgarie et en Roumanie avant leur entrée dans l'Union, un " mécanisme de coopération et vérification " spécifique a été établi en décembre 2006. Ce mécanisme, qui se traduit essentiellement par la publication régulière de rapports par la Commission évaluant les progrès de l'état de droit réalisés par rapport à un certain nombre d'indicateurs, demeure en vigueur plus de huit ans après sa création ce qui ne manque pas de laisser songeur sur le bien-fondé d'accepter l'adhésion de ces deux pays en 2007.
[14] Affaire C-286/12 Commission c/ Hongrie {2012} (L'abaissement radical de l'âge de la cessation d'activité des magistrats hongrois constitue une discrimination injustifiée fondée sur l'âge). Plus récemment, la Hongrie a été condamnée pour avoir violé le droit de l'UE en mettant fin avant son terme au mandat de son Autorité de contrôle des données, cf. affaire C-288/12 Commission c/ Hongrie {2014}.
[15] " Nous prenons nos distances avec les dogmes de l'Europe de l'Ouest, nous nous en affranchissons... Nous devons abandonner les méthodes et les principes libéraux qui organisent la société. Le nouvel Etat que nous sommes en train d'édifier est un Etat " illibéral ", non libéral. " discours du 26 juillet 2014.
[16] Voir EU Observer, 'Orban Wants to Build an Illiberal State', disponible sur http://euobserver.com/political/125128.
[17] Voir K. L. Scheppele, 'The Unconstitutional Constitution', New York Times, 2 Janvier 2012 et pour un article allant au-delà du cas de la Hongrie, voir J-W. Müller, 'Eastern Europe Goes South. Disappearing Democracy in the EU's Newest Members', Foreign Affairs, mars-avril 2014.
[18] Voir les articles 3(1) et 13 du TUE, en ce qui concerne l'UE, et les articles 4(3) et 7 du TUE en ce qui concerne les Etats membres.
[19] Seule une poignée de juges mis à la retraite ont réintégré les système judiciaire, souvent à des niveaux de responsabilité inférieurs, et la plupart se sont vu offrir une simple compensation financière. Voir K. Scheppele, 'Making Infringement Procedures More Effective', EUTopia Law, 29 Avril 2014, disponible sur
[20] J.-W. Müller, Safeguarding Democracy inside the EU. Brussels and the Future of the Liberal Order (Washington DC: Transatlantic Academy Paper Series, 2013).
[21] C. Closa, D. Kochenov, J.H.H. Weiler, 'Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union', EUI Working Papers RSCAS 2014/25.
[22] Communication de la Commission, op. cit., p. 4.
[23] Ibid, 7.
[24] Rapport sur la prééminence du droit, étude n° 512/2009, CDL-AD (2011) 003 rev., Strasbourg, 4 avril 2011, para. 35.
[25] Communication de la Commission, op. cit., p. 4.
[26] Ibid.
[27] Id.
[28] Pour une analyse approfondie, voir L. Pech, 'The Rule of Law as a Constitutional Principle of the European Union', Jean Monnet Working Paper No. 04/09 et plus récemment quant à la conception de l'Etat de droit que l'UE cherche à promouvoir dans ses relations extérieures, voir L. Pech, 'Promoting The Rule of Law Abroad: On the EU's limited contribution to the shaping of an international understanding of the rule of law' in F. Amtenbrink and D. Kochenov (eds), The EU's Shaping of the International Legal Order (Cambridge University Press, 2013), 108.
[29] Communication de la Commission, p. 7.
[30] Ibid.
[31] Le concept de problème systémique ou structurel utilisé par la CEtDH semble bien plus large et de nature différente comparé au concept de menace systémique. Pour ne prendre qu'un seul exemple, le traitement des demandes d'asile en Grèce peut révéler un problème systémique mais on ne peut le considérer comme une menace systémique tant qu'il n'existe pas une volonté délibérée de porter atteinte au principe de l'Etat de droit, et il peut être considéré, plus prosaïquement, comme illustrant plutôt une incapacité générale de l'Etat grec à gérer ses ressources et à mettre en œuvre politiques nationales et européennes.
[32] J. Barroso, Discours sur l'état de l'Union 2013, Parlement européen, 11 sept. 2013, discours/13/684 : le nouveau cadre "doit être fondé sur le principe d'égalité entre États membres, et ne serait activé, en fonction de critères prédéfinis, que dans les situations où une menace grave et systémique planerait sur l'État de droit. "
[33] Ibid.
[34] V. Reding " A New Rule of Law Initiative ", conférence de presse, Parlement européen, Strasbourg, 11 mars 2014.
[35] Communication de la Commission, op. cit. annexe 2.
[36] Communication de la Commission, op. cit., p. 9.
[37] Conseil de l'Union européenne, Avis du service juridique 10296/14, 14 mai 2014.
[38] Closa, Kochenov, Weiler, op. cit., p. 30.
[39] V. Reding, 'The EU and the Rule of Law - What next?', op. cit.
[40] A. von Bogdandy et al, 'Reverse Solange - Protecting the Essence of Fundamental Rights against EU Member States' (2012) 49 Common Market Law Review 489.
[41] G. Buquicchio, président de la commission de Venise, discours Assises de la Justice, 21 nov. 2013.
[42] J.-W. Müller, Safeguarding Democracy inside the EU, op. cit. Le nom du nouvel organe fait référence à la réunion du Conseil de l'Europe de 1993 à Copenhague, lors de laquelle a été adopté à l'unanimité le principe l'élargissement de l'UE à la condition toutefois que les candidats adhèrent à certains critères tel que le respect de l'Etat de droit.
[43] K.L. Scheppele, 'What Can the European Commission Do When Member States Violate Basic Principles of the European Union? The Case for Systematic Infringement Actions' (2013), disponible sur
[44] Voir le rapport préparé par E. Hirssch Ballin et al. Pour le Adviesraad Internationale Vragstukken (AIV), ), 'The Rule of Law: Safeguard for European Citizens and Foundation for European Cooperation', Rapport No. 87, 2014, p. 35.
[45] Le Conseil de l'Union européenne, avis du service juridique 10296/14, 14 mai 2014, para. 28. Selon le principe d'attribution des pouvoirs défini par l'article 5 (2) du TUE " l'Union n'agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent. Toute compétence non attribuée à l'Union dans les traités appartient aux États membres. "
[46] Une telle lecture s'accorde en accord avec les pratiques de la Commission sous l'angle de l'article 49 du TUE. Dans ce contexte, la Commission élabore régulièrement des documents de " contrôle " évaluant les progrès réalisés par les pays candidats à l'adhésion à l'Union par rapport aux valeurs de l'article 2 TEU. Voir D. Kochenov, EU Enlargement and the Failure of Conditionality (Kluwer Law International, 2008), Ch 2.
[47] C'est l'une des nombreuses recommandations importantes figurant dans le rapport publié par le Bingham Centre for the Rule of Law, Safeguarding the Rule of Law, Democracy and Fundamental Rights: A Monitoring Model for the European Union, 15 novembre 2013.
[48] Comité Meijers, lettre à la Commissaire V. Reding : Note au sujet de la Communication de la Commission " Un nouveau cadre de l'UE pour renforcer l'état de droit ", réf. CM1406, 15 juin 2014, disponible sur http://www.statewatch.org/news/2014/jun/eu-meijers-cttee-letter-reding-rule-of-law.pdf
[49] Peu de gens savent que la possibilité d'une intervention en cas de menace systémique de la part d'un Etat membre envers l'ordre démocratique et libéral n'est pas un débat nouveau. En fait, le Traité pour une communauté européenne politique de 1953, qui n'est jamais entré en vigueur, prévoyait la possibilité assez extraordinaire d'une intervention de la Communauté pour défendre " l'ordre constitutionnel et les institutions démocratiques " sur le territoire d'un Etat membre.. Voir G. de Búrca, 'The Road Not Taken: The EU as a Global Human Rights Actor', 105 American Journal of International Law, 2011, 649.
[50] En novembre dernier, un porte-parole de la Commission de l'UE a confirmé que la procédure pré-article 7 adopté en mars 2014 demeurait en place et pouvait être activé à tout moment, en dépit des réserves du Conseil. Voir " Hungary triggers rule of law 'debates' in EU Council ", EUobserver, 20 novembre 2014.
[51] Conseil de l'Union, communiqué de presse n° 16936/14, 3362e session, Affaires générales, Bruxelles, 16 déc. 2014, pp. 20-21.
[52] Voir par exemple la réaction du gouvernement britannique telle que retranscrite dans un rapport gouvernemental intitulé Review of the Balance of Competences between the UK and the EU - EU Enlargement (décembre 2014), para. 2.116: 'Le gouvernement n'accepte pas le besoin d'un nouveau cadre pour l'Etat de droit de l'UE qui s'appliquerait à tous les Etats membres. Il existe déjà des mécanismes ayant pour objet la protection des valeurs communes de l'UE et la création d'un mécanisme supplémentaire risquerait d'amoindrir et de brouiller les rôles du Conseil et du Parlement européen dans ce domaine ".
[53] Conseil de l'Union, communiqué de presse n° 16936/14, op. cit., p. 21.
[54] Résolution du Parlement européen du 16 décembre 2010 sur le rapport annuel 2009 sur les droits de l'homme dans le monde et la politique de l'Union européenne en la matière (2010/2202(INI)), para. 157.
[55] Nous paraphrasons ici K. Roth " A Facade of Action: The Misuse of Dialogue and Cooperation with Rights Abusers', in Human Rights Watch, World Report 2011. Events of 2010 (New York: Seven Stories Press 2011), p. 1.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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