Les deux visages de l'Europe. Visions d'acteurs économiques en France et Allemagne

Union économique et monétaire

Claire Demesmay,  

Barbara Kunz

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26 janvier 2015
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Demesmay Claire

Claire Demesmay

Dirige le programme franco-allemand de l'Institut allemand de politique étrangère (DGAP) à Berlin.

Kunz Barbara

Barbara Kunz

Chargée de projets " Dialogue européen-Penser l'Europe politique " à la Fondation Genshagen.

Les deux visages de l'Europe. Visions d'acteurs économiques en France et Allemag...

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Pour cette raison, il nous a semblé nécessaire d'étudier la façon dont des représentants d'entreprises voient les défis auxquels leur pays, et plus largement l'Europe, sont confrontés ; mais aussi les risques et les chances qu'ils associent à l'avenir. L'exercice a consisté à interroger au cours de l'année 2014 des acteurs économiques de France et d'Allemagne, les deux plus grandes économies de la zone euro, connues à la fois pour leurs désaccords récurrents et leur capacité de synthèse. Il leur a été demandé de se projeter à l'horizon 2025 - un cadre temporel qui permet d'élaborer des scénarios différents sans pour autant se défaire complètement de l'actualité immédiate ; autrement dit, qui encourage les personnes interrogées à faire preuve d'imagination, mais non de fantaisie. Au cours d'entretiens semi-directifs, une vingtaine de responsables d'entreprises se sont exprimés sur le futur de leur société nationale, de l'Union européenne ainsi que, plus largement, du contexte mondial.

Notre étude n'a aucune prétention à l'exhaustivité, mais vise à dresser un tableau de la vision de l'avenir qu'ont des acteurs économiques de part et d'autre du Rhin. Pour que celui-ci soit le plus représentatif possible, nous avons sélectionné des entreprises au profil varié. Parmi elles, on trouve à la fois de très grandes entreprises leaders sur le marché mondial et des petites et moyennes entreprises (PME) très spécialisées, à la fois des représentantes de l'industrie traditionnelle et des start-ups ancrées dans l'économie digitale. En croisant ces catégories, nous avons pu identifier un certain nombre de tendances quant aux représentations de l'avenir des acteurs économiques. Ces derniers, qui tous disposent dans leur entreprise d'un haut niveau de responsabilité, ne sont pas nommés. En revanche, des citations anonymes issues des entretiens illustrent leurs réflexions. Au final, il apparaît assez clairement en quoi les positions des responsables d'entreprises se distinguent - ou non - de celles des dirigeants politiques de leur pays ; mais aussi sur quels sujets les acteurs économiques français et allemands se retrouvent ou sont au contraire en désaccord.

En bref

De part et d'autre du Rhin, il existe des préoccupations partagées. Ainsi, les acteurs économiques des deux pays se soucient de la même manière de la compétitivité des entreprises - dans une perspective actuelle pour les Français, à court et moyen termes pour les Allemands –, tout en regrettant le manque de stratégie de leurs responsables politiques. Et pourtant, le regard qu'ils portent sur l'avenir reste marqué par des traditions nationales distinctes. Lorsqu'il s'agit d'évaluer les défis auxquels leur pays sera confronté au cours des dix prochaines années, les différences sont plus fortes entre les Français et les Allemands interrogés, qu'entre les représentants de l'économie et les décideurs politiques d'un même pays.

De manière générale, l'inquiétude face à l'avenir semble plus vive en France qu'en Allemagne, et s'accompagne de doutes et d'interrogations sur le modèle économique, social et sociétal du pays. En témoignent les nombreux rapports produits ou commandés ces derniers temps par les Pouvoirs publics, et auxquels contribuent des responsables d'entreprises, alors qu'à l'inverse, ils se font rares dans le pays voisin [1]. Ces derniers traduisent une conscience vive des défis liés à l'évolution du monde et pointent une interrogation sur ce qui fait la spécificité de l'identité française dans un contexte mondialisé. Rien de tout cela en Allemagne, où la tradition des rapports publics n'a pas d'équivalent, mais où, surtout, les acteurs n'ont pas le sentiment d'être dans une période de transition majeure. Cette attitude n'est pas spécifique aux élites économiques et politiques, mais se retrouve au niveau de la population. Comme l'a rappelé une enquête d'opinion, le niveau d'optimisme des citoyens face à l'avenir diffère fortement d'un pays à l'autre. [2]

Les acteurs économiques allemands regardent l'avenir avec un certain optimisme. Ils y sont encouragés par la comparaison de la situation allemande avec celle de ses voisins européens. Ils considèrent en effet que le pays se porte bien, grâce notamment à des taux de croissance positifs et à un niveau de chômage peu élevé. Pour autant, cette attitude optimiste ne signifie pas que les Allemands interrogés n'ont aucune inquiétude concernant les prochaines années et décennies. Au contraire, ils sont nombreux à mettre en garde contre la tentation, pour l'Allemagne, de vivre sur ses acquis et de ne pas suffisamment se préparer à l'avenir. A noter que les préoccupations exprimées n'ont pas toujours d'objet bien défini, mais se rapportent à une insécurité croissante, à la difficulté de plus en plus grande à planifier et, surtout, à l'incapacité des responsables politiques à apporter des réponses concrètes aux défis qui se présentent au pays.

Le premier de ces défis, qui est en même temps une particularité allemande, renvoie à la transition démographique. Si son impact sur le marché du travail préoccupe les acteurs économiques, confrontés à la difficulté de recruter et de fidéliser du personnel qualifié, ces derniers ne se limitent pas à cet aspect. Le fait que la population allemande vieillisse et devienne de moins en moins nombreuse a aussi des conséquences, estiment-ils, sur les besoins en infrastructures et sur l'habitat, sur l'organisation de l'espace rural, ainsi que sur les dynamiques politiques internes. Cette préoccupation liée à la démographie explique également qu'un grand nombre d'acteurs économiques, en Allemagne, plébiscitent, voire en appellent à une politique de l'immigration active.

Sur la liste des défis associés à l'avenir, les questions liées à l'énergie et à la politique énergétique suivent de très près la transition démographique. Le tournant énergétique (Energiewende) apparaît comme un projet politique extrêmement ambitieux, dans un sens à la fois négatif et positif. Les acteurs économiques estiment que celui-ci comporte une véritable charge explosive pour la politique intérieure allemande et aura de très importantes conséquences sur la puissance économique du pays. En même temps, ils pensent que le réchauffement climatique, auquel s'ajoutent plusieurs facteurs géopolitiques, rend indispensable de réorienter la politique climatique, donc aussi la politique énergétique du pays. Et s'ils considèrent que les défis sont immenses, ils espèrent que les solutions qui y seront apportées permettront à l'industrie allemande, à moyen et long termes, de se positionner à l'exportation.

A l'inverse, en France, les acteurs économiques se disent préoccupés : leur vision de l'avenir est emplie de doutes et d'interrogations. Ils ont tout à fait conscience de vivre dans une période de transition, liée à d'importantes transformations technologiques, qui implique des adaptations en profondeur du modèle socio-économique du pays. Cela étant, ils sont loin de partager l'approche "décliniste" de nombreux intellectuels et se montrent au contraire confiants quant à un possible rebond de l'économie française. Une grande partie d'entre eux souligne les forces de la France et le potentiel de ses entreprises, dès lors qu'elles bénéficieraient d'un cadre d'action plus favorable. Sans surprise, il y a consensus pour demander une réduction des charges salariales et une simplification administrative. En revanche, les doutes sur la capacité des Pouvoirs publics à entreprendre des réformes sont tels qu'ils se traduisent au final par une attitude pessimiste.

La principale inquiétude des Français a une dimension quasi-philosophique. Elle porte sur la solidité du modèle républicain, les personnes interrogées s'inquiétant des tensions qui traversent la société française et menacent selon eux l'unité du vivre-ensemble. Face à des différences sociales et culturelles qui se creusent, ils craignent en particulier que l'égalité des chances ne soit plus assurée. D'où à la fois leurs critiques virulentes et leurs attentes élevées vis-à-vis du système d'éducation nationale. Au-delà, cette préoccupation quant à l'avenir du contrat social renvoie à des interrogations sur la pérennité de l'identité française, alors que la diversité est de plus en plus visible dans l'espace public.

Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que le deuxième défi identifié par les Français soit la cohésion sociale. Si le chômage de masse, des jeunes en particulier, est peu évoqué au cours des entretiens, la crainte de voir le pays se diviser entre privilégiés et défavorisés est bien réelle. Pour beaucoup, le fossé se creuse entre, d'un côté, des salariés bien payés et des fonctionnaires ayant accès au savoir, aux technologies et aux financements, et de l'autre, des ouvriers et une partie des employés du service public, dotés d'un faible niveau de formation et de protection sociale. Dans le même sens, ils s'inquiètent de l'érosion - ressentie ou réelle - de la classe moyenne dans leur pays.

La cohésion sociale n'est pas sans lien avec le troisième des grands défis identifiés par les acteurs économiques français, à savoir la crise économique et le positionnement compétitif des entreprises. S'ils sont nombreux à douter de la capacité (ou de la volonté) des Pouvoirs publics à mettre en place les conditions nécessaires à une meilleure compétitivité, tous partagent le constat que l'économie française a une série d'atouts. Ainsi, ils notent que les entreprises bénéficient d'une électricité relativement bon marché et d'infrastructures solides, et rappellent que la France dispose de leaders mondiaux dans plusieurs secteurs d'activité. Mais pour renforcer le positionnement des entreprises, ils estiment urgent, outre les réformes, de mettre fin à la fuite des cerveaux, qui touche en particulier les start-ups, et de soutenir l'innovation de manière plus ciblée. Plusieurs acteurs critiquent aussi la pesanteur d'une industrie française dominée par les grandes entreprises et regrettent que les décisions stratégiques en termes de politique industrielle soient peu novatrices. Ils sont nombreux à attendre de leurs dirigeants qu'ils fassent preuve de courage et osent prendre des risques.

Malgré ces différences d'approche, Français et Allemands semblent d'accord sur la nécessité d'élaborer stratégies et visions - ainsi que pour estimer insuffisantes les réponses des pouvoirs publics en la matière. Lorsqu'il est question de la soutenabilité de la société et de son adaptation au monde de demain, ils jugent en effet avec sévérité l'action de leurs responsables politiques : alors que les défis liés à l'avenir sont connus, peu de choses sont entreprises pour y faire face. Cela étant, ce ne sont pas seulement les gouvernements, mais les élites en général qui se voient reprocher leur difficulté à se projeter dans l'avenir. Dans ce contexte, il est frappant que la bonne situation économique de l'Allemagne conduise les responsables d'entreprises à se montrer vigilants : plusieurs d'entre eux mettent en garde contre la tentation de se reposer sur ses lauriers, ou encore de se montrer arrogants vis-à-vis de partenaires économiquement plus fragiles.

L'autre point commun franco-allemand concerne le rapport à l'Union européenne. Dans les deux pays, l'idée que l'Europe est un projet de paix et de civilisation reste présente et bénéficie d'une connotation positive. Le marché commun est aussi perçu comme une évidence, d'ailleurs appelée à le rester. Quant à la crise qui touche la zone euro, elle est un sujet de préoccupation pour la plupart des acteurs économiques, qui souvent s'interrogent - de façon plus marquée en Allemagne, où l'on décèle davantage d'émotions en lien avec le projet européen - sur la pérennité et la poursuite de l'intégration européenne.

Au cours des entretiens, il est souvent question de la crise au sein de la zone euro et de ses conséquences, notamment en termes d'architecture institutionnelle et de poursuite de l'intégration ; parmi les dossiers les plus souvent évoqués se trouvent la politique budgétaire et l'union fiscale. Alors que les acteurs allemands insistent sur la nécessité de mener des réformes pour sortir de la crise et critiquent d'ailleurs la France sur ce point, leurs collègues français en appellent davantage à la solidarité et à la cohésion. Dans ce contexte, ces derniers sont nombreux à espérer l'émergence d'une union politique capable de se faire entendre sur la scène internationale et disposant pour ce faire de compétences militaires.

Au-delà, Bruxelles apparaît dans les deux pays comme un acteur central de la politique européenne, activement impliqué dans l'élaboration du cadre d'action des entreprises, voire le créant, comme c'est le cas pour la politique de la concurrence. C'est en France que les critiques vis-à-vis de la politique européenne sont les plus virulentes. Il est en effet reproché à la Commission européenne de ne pas avoir compris que le cadre de référence des entreprises est loin de se limiter au marché unique, et qu'il est nécessaire de créer des "champions" européens - quand bien même ces derniers formeraient des monopoles au niveau européen. Alors que les Allemands reprochent à la Commission de trop s'immiscer dans les affaires des Etats, il y a consensus, parmi les Français, pour mener à Bruxelles comme à Paris une politique industrielle volontariste.

Confrontés à des défis communs, les responsables d'entreprises français et allemands continuent à avoir en matière de politique européenne des attentes différentes. Celles-ci reflètent en partie un schéma de pensée qui alimente depuis des décennies l'argumentation de leurs responsables politiques, et ce, indépendamment des clivages partisans. De ce point de vue, le dossier de la politique industrielle est révélateur d'un malentendu franco-allemand persistant.

Satisfaction et sentiment de fragilité : la soutenabilité du modèle allemand en débat

Le regard que les Allemands - du moins les responsables et représentants d'entreprises que nous avons interrogés - portent sur l'avenir proche est relativement optimiste. Il faut dire qu'à l'heure actuelle, il y a de bonnes raisons à cela. Le pays est dans une situation solide, en particulier si on la compare à celle de ses voisins européens : parmi les critères cités, ses taux de croissance sont plus élevés et le niveau de chômage plus faible que dans la plupart des autres Etats membres de l'Union européenne. "Une Allemagne forte", le slogan avec lequel l'Union chrétienne-démocrate (CDU) d'Angela Merkel a mené campagne pour l'élection du Bundestag en 2013 semble correspondre à l'esprit des acteurs économiques allemands. Celui-ci pourrait se résumer par la formule suivante : "Continuons sur cette voie, en adoptant des ajustements plus ou moins importants." Bien entendu, les entrepreneurs allemands ne sont pas indifférents à la transition démographique, à la crise de la zone euro, au changement climatique ou encore au tournant énergétique, la sortie du nucléaire décidée par le gouvernement précédent et poursuivie par la grande coalition. Cependant, au regard de la situation allemande et des perspectives d'avenir du pays, ils appréhendent très souvent ces défis de manière positive.

Malgré cela, le regard que les Allemands interrogés portent sur l'avenir n'est pas complètement dépourvu d'inquiétude, liée en particulier à la soutenabilité de la société allemande et de la politique européenne. Il ressort en effet des entretiens une crainte relativement diffuse, qui porte à la fois sur une insécurité croissante, la difficulté de plus en plus grande à planifier les actions économiques et politiques, mais aussi et surtout l'incapacité des décideurs politiques à se projeter dans l'avenir et à apporter des réponses aux défis qui lui sont associés. Il semble y avoir consensus sur le fait que les recettes actuelles, quelle que soit par ailleurs leur efficacité à l'heure d'aujourd'hui, ne pourront toujours fonctionner. Les conditions-cadres de l'action subissent pour cela trop de transformations, qui en outre interviennent de manière trop rapide, que cela soit au niveau national, européen ou mondial.

Dans ce contexte, la plupart des responsables d'entreprises jugent indispensable, si ce n'est d'élaborer une stratégie globale pour l'avenir, du moins de développer des concepts permettant de s'adapter aux défis de demain. Ces défis sont certes connus, du moins dans leurs grandes lignes, mais les réponses concrètes à y apporter semblent insuffisantes. C'est en premier lieu l'establishment politique qui est jugé responsable de cette situation, mais aussi plus largement les élites du pays, qu'il s'agisse des intellectuels, des scientifiques ou des acteurs de la société civile. Avec plus ou moins de véhémence, pratiquement toutes les personnes interrogées reprochent à la politique son absence de vision - une critique qui apparaît comme un fil rouge au cours des entretiens menés en Allemagne.

Défis nationaux

Alors même que la plupart des responsables d'entreprises allemands reconnaissent que leur pays se porte bien, ils sont tout à fait conscients qu'il s'agit là d'une impression instantanée, renforcée par la comparaison avec d'autres Etats européens, qui sont eux dans une situation économique difficile. De plus, les personnes interrogées notent que l'Allemagne fait face à une série de problèmes, dont certains - comme le changement démographique ou la transition énergétique - sont spécifiques au pays et ne se posent pas avec une telle acuité dans les pays voisins. D'après cette analyse largement partagée, il est probable que d'ici quelques décennies, la situation allemande soit tout à fait différente - et pas nécessairement meilleure. Dans ces conditions, se reposer sur le constat d'une Allemagne en bonne santé économique, pour penser l'avenir, n'est pour personne une option envisageable.

Préparer la transition démographique

D'après les responsables interrogés, la transition démographique représente le plus important de ces défis internes, et constitue en même temps une particularité allemande en comparaison avec d'autres grands pays européens. Déjà, de nombreuses entreprises ne parviennent plus à recruter comme elles le souhaiteraient, en raison d'un manque de personnel qualifié - et motivé. Dans un avenir proche, ce problème devrait s'aggraver. A cela s'ajoute le fait, que mentionne la responsable d'une PME, que les jeunes générations entretiennent un rapport différent que leurs aînés à la carrière : pour les plus jeunes, un salaire élevé et un poste prestigieux sont loin de toujours suffire pour accepter ou conserver un travail ; l'équilibre entre vies professionnelle et privée, ainsi que la satisfaction personnelle au travail, sont des critères tout aussi importants. Dans un contexte où la main d'œuvre se fait rare, ces attentes ne sont pas sans conséquences pour la politique du personnel d'entreprises soucieuses de fidéliser leurs employés. Afin d'être perçues comme des employeurs attractifs, les entreprises sont contraintes d'adopter de nouvelles approches pour répondre aux besoins des personnes récemment embauchées.

Cela étant, toutes les personnes interrogées affirment que les problèmes auxquels renvoie la transition démographique sont - et seront plus encore à l'avenir - loin de se limiter au seul marché du travail. Au-delà, il s'agit de garantir la soutenabilité financière des systèmes sociaux en tant que tels, et donc d'assurer la pérennité du "contrat social" sur lequel repose l'Allemagne. Dans ce contexte, on ne saurait s'étonner des vives critiques que suscite la réforme du système de retraite de la grande coalition, que certains qualifient de "catastrophe" et de "politique clientéliste" : avec sa décision de ramener le départ à la retraite à 63 ans, alors même que la transition démographique présente une perspective menaçante, le gouvernement fédéral enverrait un très mauvais signal. L'abaissement de l'âge de la retraite de 65 à 63 coûtera jusqu'en 2030 60 milliards € [3], qui devront être financés par les générations plus jeunes. Parmi les acteurs économiques, nombreux sont ceux qui estiment que le grand défi auquel sera confrontée la société allemande dans les prochaines années est, au contraire, d'inventer un nouveau rapport au travail pour les séniors. Ce qui implique notamment de travailler plus longtemps, afin de préserver les fondamentaux du système de retraite.

Le fait que la population allemande à la fois vieillisse et diminue aura aussi un impact sur d'autres aspects de la société : sur les infrastructures et l'habitat, sur l'organisation d'un espace rural de moins en moins peuplé - en particulier dans l'Est de l'Allemagne - ainsi que sur les rapports politiques internes. Ce constat largement partagé explique qu'une part importante de nos interlocuteurs plébiscite l'immigration, lorsqu'ils ne l'appellent pas explicitement de leurs vœux. Pour eux, il est en effet devenu nécessaire de concevoir une politique d'immigration et d'intégration globale. Certains d'entre eux souhaitent même qu'elle s'accompagne d'une coordination - si ce n'est d'une gestion politique - au niveau européen. En même temps, la plupart des acteurs économiques considèrent que, bien que les problèmes et défis que représente la transition démographique soient désormais connus, la politique ne s'y confronte pas, laissant les questions soulevées sans réponses. Les dirigeants politiques organisent certes à un rythme régulier des sommets et autres forums politiques consacrés à la démographie, mais ne développent aucune stratégie pour traiter le sujet de manière réfléchie et cohérente à long terme.

Accompagner le tournant énergétique

Dans la liste des défis déterminants pour l'avenir de l'Allemagne, la transition démographique est suivie de près des questions énergétiques et de politique énergétique, qui apparaissent à plusieurs reprises au cours des entretiens comme des questions-clés. Nos interlocuteurs sont parfaitement conscients que le défi énergétique comporte de nombreuses facettes. La sortie du nucléaire apparaît très souvent comme un projet politique extrêmement ambitieux. Les responsables d'entreprises considèrent en général que le dossier comporte une véritable charge explosive pour la politique intérieure allemande et que ses conséquences sur la puissance économique du pays sont potentiellement très importantes. Notamment comparé à la France, le coût de l'électricité est nettement plus élevé en Allemagne, ce qui a bien sûr des implications pour la compétitivité des entreprises allemandes. Dans le même temps, une partie des acteurs interrogés estime que le changement climatique, dont les conséquences sont de plus en plus irréfutables, ne laisse d'autre choix que de repenser en profondeur la politique climatique, et donc en même temps la politique énergétique allemande et européenne. A plusieurs reprises, nos interlocuteurs allemands se préoccupent également de la situation géopolitique difficile dans laquelle se trouvent les pays européens, ainsi que de la dépendance de l'Allemagne et de ses voisins vis-à-vis des importations d'énergie.

Dans le même temps, ils sont nombreux à souligner le potentiel que devrait libérer une "nouvelle" politique énergétique qui, quoi qu'il en soit, est devenue inévitable. S'il est indéniable que celle-ci s'accompagne d'immenses difficultés, les solutions qui devront y être apportées pourraient devenir des produits-phares dont tirerait profit l'économie de l'exportation. D'où l'importance de miser dès à présent sur une politique d'innovation dans le domaine de l'énergie et de l'efficacité énergétique, afin de garantir à long terme une avance technologique à l'Allemagne. Certains regrettent cependant que cette politique ne soit pas menée avec davantage de courage et de détermination. Ils ne cachent pas non plus leur souhait de voir les responsables politiques s'engager plus fortement en la matière, en particulier dans le domaine de la recherche et du développement. Cette attente s'adresse aux décideurs politiques nationaux, mais aussi de l'Union européenne, dont les programmes de soutien à la recherche sont évoqués à plusieurs reprises.

Développer une vision politique

De façon plus générale, une grande partie des responsables d'entreprises interrogés considère que le courage et la détermination sont les deux qualités qui manquent le plus aux décideurs allemands. Concernant la soutenabilité de la société allemande à l'avenir, nos interlocuteurs font preuve d'une confiance limitée envers les responsables politiques de leur pays. A plusieurs reprises, ils reprochent au gouvernement fédéral, et plus particulièrement à la chancelière, leur manque de vision et leur absence de pensée stratégique. Bien que les grands défis de l'avenir soient identifiés, à savoir la transition démographique, le changement climatique et la capacité à développer une politique énergétique soutenable, "peu, voire rien" n'est, selon eux, entrepris pour y faire face. Les décideurs politiques ont tendance à ignorer les "dossiers chauds", remarquent plusieurs acteurs de l'économie. Or il serait à la fois nécessaire et urgent que la société allemande puisse débattre de ces questions, mais aussi que la politique fasse preuve d'honnêteté quant aux chances et risques que comportent ces défis.

"On navigue à vue, en particulier la chancelière. Il n'y a aucune stratégie de long terme."

Si la chancelière fédérale ne se positionne pas clairement sur des dossiers de fond, son attitude est perçue comme la partie émergée de l'iceberg. C'est la classe politique allemande dans son ensemble qui, aux yeux des personnes interrogées, échoue à se projeter dans l'avenir. De plus, plusieurs interlocuteurs jugent que les membres du gouvernement sont "de moins en moins nombreux à comprendre les processus économiques" et que le dialogue entre la politique et l'économie pourrait être amélioré. Ce manque de vision, les acteurs économiques le reprochent non seulement aux décideurs politiques, mais aux élites en général. Ils sont en effet nombreux à considérer que ces dernières échouent dans leur mission conceptuelle et sont incapables de "fournir". La pression sociétale négative qui résulterait de cette situation est d'autant plus problématique que, selon eux, la plupart des défis d'avenir vont s'exacerber au cours des prochaines années.

Mais à ces trois catégories de problèmes - transition démographique, tournant énergétique et manque de vision politique -, les responsables d'entreprise opposent les points forts de la République fédérale. Parmi ces derniers, ils vantent régulièrement une pensée de la durabilité au sens large du terme, c'est-à-dire la volonté des partenaires sociaux de toujours rechercher des solutions viables sur le long terme. De même, plusieurs d'entre eux évoquent la propension des acteurs sociaux à mettre l'accent sur le sens commun, à "partager les coûts et les profits". Il s'agit d'ailleurs pour eux de l'une des grandes forces des décideurs allemands, qu'il importe de faire perdurer. Plus nos interlocuteurs ont l'expérience d'autres contextes nationaux par le passé, plus ce constat est marqué. C'est en particulier lorsqu'il est comparé à la France que le système allemand, tourné vers le consensus, est jugé pertinent. Dans ce contexte, les acteurs économiques mettent en avant la disposition au dialogue qui existe dans la société allemande et qu'il est, selon eux, rare de trouver sous cette forme en dehors de leur pays - que cela soit dans l'Union européenne ou non. Dans l'ensemble, le "modèle rhénan", et notamment le partenariat social (Sozialpartnerschaft) entre employeurs et employés, bénéficie d'une image très positive. Si bien que la plupart des acteurs interrogés y voient un modèle qui mérite d'être exporté, au même titre d'ailleurs que le système de formation en alternance. [4]

L'Europe et le monde

Les acquis de l'intégration européenne

Dès lors qu'il n'est plus question de l'Allemagne, mais de l'Union européenne dans son ensemble, les représentants d'entreprise que nous avons rencontrés s'inquiètent pour les acquis de l'intégration européenne. De façon générale, ils jugent de manière positive l'idée d'Europe unie, et considèrent le mode de vie européen comme attractif et digne d'être pérennisé. En même temps, ils s'inquiètent tout autant de la crise de la zone euro et de ses multiples conséquences - qu'ils ressentent au sein de leur entreprise - que, plus fondamentalement, de la préservation et de la poursuite du projet d'intégration européenne. Si l'Europe occupe dans les entretiens une place importante, elle est en général abordée sous deux aspects différents. D'une part, il est question de sujets d'actualité économique concrets, tels que la crise de la zone euro et ses implications, allant jusqu'aux débats sur la réforme des institutions et sur la poursuite de l'intégration - notamment en termes de politique budgétaire et d'union fiscale. D'autre part, les entrepreneurs évoquent souvent "Bruxelles" comme un acteur central de la politique européenne, qui participe activement à l'élaboration du cadre d'action des entreprises, voire le crée directement, comme c'est le cas pour la politique de la concurrence.

Concernant le diagnostic de la crise de la zone euro, les jugements divergent assez fortement, si bien qu'il est difficile de distinguer une tendance claire sur ce sujet. Certaines personnes interrogées estiment que l'Union européenne a désormais surmonté la crise, alors que d'autres affirment au contraire que c'est loin d'être le cas - et, pour cette raison notamment, cherchent le salut de leur entreprise sur des marchés lointains, hors de l'Union européenne. Les jugements diffèrent également lorsqu'il est question de la gestion de crise de la part des institutions européennes et des gouvernements nationaux. Cependant, étant donnant le regard globalement optimiste que les représentants d'entreprise portent sur la situation allemande, ils ne semblent pas percevoir la crise et sa gestion comme une menace directe pour l'économie allemande.

"L'Europe du Sud est en train de complètement décrocher."

Au-delà de la crise de la zone euro et de ses implications économiques immédiates, les Allemands rencontrés ont tendance à s'inquiéter de l'avenir de l'intégration européenne. S'ils voient généralement dans l'Europe un projet de paix, que par ailleurs ils plébiscitent, ils sont nombreux à appréhender une remise en cause des acquis de l'intégration. Ainsi, plusieurs interlocuteurs disent craindre que la crise actuelle ne dégage des forces centripètes qui menaceraient le projet européen - ce faisant, ils n'adoptent pas un point de vue allemand, mais disent se soucier des intérêts paneuropéens. Plus que toute autre chose, ce sont les écarts de prospérité au sein de l'Union européenne qui semblent les inquiéter, et pas uniquement parce que cela a un impact sur les marchés, et donc sur les débouchés des entreprises allemandes. Mais aussi parce que cela touche au cœur même du projet européen. Dans ce contexte, les entrepreneurs jugent souvent avec sévérité la France, considérée de façon relativement consensuelle comme l'"homme malade de l'Europe". Une grande partie des personnes interrogées est certes d'avis que la France a beaucoup plus de potentialités qu'on ne l'entend généralement dans le débat public. Cela étant, bien que l'économie française se porte mieux que celle de pays comme l'Espagne ou l'Italie, l'incapacité du gouvernement à mener des réformes perçues comme nécessaires fait craindre d'importants problèmes dans les années à venir. Dans le scénario le plus noir, la France risquerait d'entraîner avec elle l'Europe entière dans le précipice.

"L'Allemagne ne doit pas devenir arrogante."

"Nous ne pouvons pas nous permettre de sorties nationalo-chauvinistes, comme s'y sont autorisés certains responsables politiques dans le contexte de la crise de l'euro.".

Mais tous ne sont pas aussi pessimistes. Une partie de nos interlocuteurs estime au contraire que sous la pression de la crise, les 28 Etats membres seront contraints à mener des réformes institutionnelles et à prendre les mesures qui s'imposent en agissant au niveau européen. Cette pression ayant toujours "fonctionné" dans l'histoire de l'intégration européenne, ils espèrent que la crise de la zone euro aura au final des conséquences positives. Dans ce contexte, certains acteurs économiques s'interrogent cependant sur le rôle de l'Allemagne dans l'Union et mettent en garde face à une "arrogance" ou à un "manque de maturité" des décideurs allemands dès lors qu'il est question des forces de l'Allemagne. Ils appellent ces derniers à faire davantage preuve de modestie. Les acteurs économiques sont donc bien conscients que les actuelles évolutions économiques en Europe menacent potentiellement le projet européen - et que, dans ce contexte, le relatif succès de l'Allemagne peut se retourner contre elle. Etre "méprisé comme premier de la classe", comme le résume l'un de nos interlocuteurs, est un destin peu enviable. Or, dans le quotidien européen, on observe d'ores et déjà des tendances dans ce sens. Ce n'est donc pas uniquement à propos du cadre institutionnel et du marché commun que les entrepreneurs s'inquiètent pour les acquis de l'intégration européenne. Ils craignent aussi que le rapprochement entre les peuples, tel qu'il a été mis en œuvre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, connaisse des revers sous l'effet de la crise.

"Le plus grand danger, c'est l'isolement de l'Europe."

Quant au travail de Bruxelles, il fait l'objet de considérations variées, parfois d'ailleurs contradictoires. Une bonne partie des acteurs interrogés reprochent à la Commission européenne sa tendance à surréguler - une critique désormais classique - et à trop s'ingérer dans les affaires des Etats. En même temps, ils sont nombreux à demander "plus" d'Europe dans des champs politiques spécifiques, notamment en termes de recherche et développement - par exemple pour soutenir la création de nouveaux secteurs d'activités par le biais d'innovations technologiques. Cela vaut tout particulièrement pour les domaines climatique et énergétique, qui suscitent chez les entrepreneurs un grand intérêt. Au-delà, ces derniers attendent également des institutions européennes - et pas uniquement du gouvernement fédéral - qu'elles les soutiennent davantage dans la création d'entreprises. Dans ce contexte, ils évoquent souvent la politique de concurrence européenne. L'une des principales questions qu'ils soulèvent est de savoir si la Commission européenne ne devrait pas commencer à considérer le monde dans son ensemble comme cadre de référence au lieu de ne s'intéresser qu'au marché unique.

Une Allemagne gagnante de la mondialisation

C'est désormais au niveau mondial qu'agissent les acteurs économiques, y compris les représentants de PME. Dans ce monde à l'économie fortement intégrée, l'ensemble des entrepreneurs interrogés considère l'Allemagne comme un "gagnant de la mondialisation". Pour la plupart de nos interlocuteurs, l'avenir (économique) se situe désormais en dehors de l'Europe, dans la mesure où les marchés globaux sont devenus plus intéressants que le marché allemand ou européen. Si ce constat n'est pas seulement lié à la crise de la zone euro, cette dernière semble avoir incité un certain nombre d'entreprises, parmi celles que nous avons rencontrées, à se tourner davantage vers des marchés non-européens. Puisqu'ils considèrent de plus en plus "normal" d'agir au niveau global, les entrepreneurs s'y préparent (comme leurs employés et collègues), notamment par le biais de cours de langue et de trainings interculturels. Ces efforts ne sont pourtant pas toujours couronnés de succès, comme le remarquent certains. On peut s'étonner du fait que les acteurs économiques qui regrettent la trop faible ouverture au monde de leurs compatriotes soient précisément ceux qui ont le plus d'expérience à l'étranger. Pour eux, il serait important que les Allemands, en particulier la génération 50+, s'approprient davantage les méthodes de la communication interculturelle, sortent de leur provincialité dans leur manière d'appréhender le monde. A ce titre, un responsable familier des cultures d'entreprise française et allemande va jusqu'à parler d'endogamie à propos de l'ancrage régional des grandes entreprises allemandes, et y voit un frein pour appréhender les risques extérieurs dans leur dimension complexe. Les personnes interrogées estiment certes que les entrepreneurs sont plus à l'aise avec la mondialisation que les responsables politiques, mais considèrent qu'il y a là aussi - en dépit des cours d'anglais et de l'intérêt pour des marchés lointains - un vrai retard à combler.

"Notre terrain, c'est le monde."

"En termes de prix, nous n'avons aucune chance sur le marché mondial. Nous devons tabler sur la qualité, sur le Made in Germany."

Cela étant, l'ensemble des acteurs allemands interrogés jugent que les chances de leur entreprise sur les marchés mondiaux sont bonnes, voire très bonnes. Nombre d'entre eux continuent à mettre l'accent sur cet élément classique qu'est le "travail de qualité allemand", grâce auquel ils estiment possible, aujourd'hui comme à l'avenir, de se positionner face à des compétiteurs moins chers, mais en même temps de moins bonne qualité. Le succès du modèle d'exportation du pays s'explique selon eux par la qualité des produits allemands. D'où la nécessité de préserver la marque qu'est devenu le Made in Germany - malgré des coûts de fabrication en augmentation et de possibles délocalisations dans les pays-clients -, et de la développer activement. Un responsable d'entreprise s'interroge cependant sur le sens du Made in Germany dans un monde où de plus en plus de produits sont conçus, fabriqués et consommés en Chine. Et conclut par une mise en garde : l'image de la qualité allemande tient un certain temps, mais ne peut être durable que si elle se justifie.

Lorsqu'il est question d'économie mondialisée au cours des entretiens, la relation transatlantique joue un rôle secondaire. Dans la plupart des cas, le scandale de l'espionnage américain, autour de la NSA, suscite l'indifférence. Quant à l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et les Etats-Unis (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP), alors en cours de négociation, il ne rencontre qu'un intérêt limité auprès des acteurs économiques, qui ne s'expriment généralement à ce sujet que si la question leur est posée. La plupart des responsables interrogés considèrent qu'une zone de libre-échange transatlantique présente peu d'attraits pour leurs activités, certains d'entre eux estimant d'ailleurs que les négociations ne pourront de toute façon (plus) aboutir. Il existe à leurs yeux des marchés plus dynamiques que le marché nord-américain, la priorité est donc ailleurs.

Les défis globaux, tels que le changement climatique et ses suites (en Asie du Sud-Est et dans toutes les autres régions qui, contrairement à l'Europe, sont concernées de manière directe et massive par le phénomène), les courants de migration internationaux et les conflits interétatiques jouent un rôle négligeable dans la manière dont les acteurs économiques perçoivent l'avenir. Dans l'ensemble, ces derniers sont conscients des graves problèmes qui se présentent au niveau mondial et s'inquiètent de leurs conséquences potentiellement dangereuses dans les années à venir. En même temps, au plan géographique comme psychologique, ces éléments sont loin de la forte Allemagne et ne la touchent donc pas directement. Cela vaut notamment pour le réchauffement climatique : s'ils sont nombreux à se sentir concernés par ce défi, à titre professionnel, ils l'appréhendent par le biais de la politique énergétique du gouvernement fédéral, qui n'en représente pourtant qu'un aspect très limité.

Des Français inquiets face à l'avenir : la crainte du délitement

L'impression d'ensemble qui se dégage des entretiens menés en France est celle d'acteurs économiques portant sur l'avenir un regard inquiet, ponctué de doutes et d'interrogations. Celui-ci renvoie à la conscience aigüe de se situer dans une période charnière, dans lequel le monde se transforme en profondeur et la France ne peut réussir qu'au prix d'importantes adaptations de son modèle socio-économique. Dans ce contexte, les transformations technologiques, liées à l'entrée dans l'ère numérique, semblent fasciner. En même temps, elles sont souvent perçues comme potentiellement sources d'instabilité, susceptibles d'avoir un impact aussi bien sur l'organisation des relations sociales que sur l'équilibre entre les grands pôles de puissance au niveau international.

Les entretiens menés sont certes loin de renvoyer à un discours déprimé, tel qu'il apparaît dans de nombreuses publications, et ce depuis plusieurs années, sur le "déclinisme" français. Les atouts de la France et de l'Europe dans un environnement mondial globalisé, marqué par une intensification des échanges et une course à la compétitivité, sont régulièrement mis en avant par nos interlocuteurs. Ces derniers évoquent notamment la solidité et la performance des entreprises françaises qui, dès lors qu'elles disposeraient d'un cadre fiscal et réglementaire plus favorable, seraient à nouveau capables de tirer leur épingle du jeu de la compétition mondiale. Tout en ayant confiance dans les entreprises de leur pays, et en la leur en particulier, les acteurs rencontrés font souvent part de leurs doutes et interrogations sur la capacité des pouvoirs publics à entreprendre les réformes nécessaires dans des temps suffisants. Ce qui les conduit à un certain pessimisme.

Sur ce point, il est révélateur que nos interlocuteurs soient sensibles au risque de fragmentation. Celui-ci est souvent évoqué à propos d'une France au tissu social fragilisé, mais aussi d'une Union européenne qu'ils estiment menacée par les égoïsmes nationaux. Le souci de maintenir la cohésion et la solidarité, là encore au niveau à la fois national et européen, est récurrent. De manière générale, on constate des attentes élevées vis-à-vis de l'Union européenne. Si les critiques sur la politique menée à Bruxelles sont légion, il est souvent dit que la France a besoin d'une politique européenne volontariste pour affronter l'avenir dans de bonnes conditions.

Cette inquiétude est loin de se limiter aux responsables d'entreprises. Les réflexions qui sont menées dans les enceintes administratives, ou encore par des personnalités de la vie économique à la demande des pouvoirs publics, témoignent d'une incertitude profonde sur la capacité du pays à garantir la pérennité de son modèle. Si nous utilisons certains de ces rapports [5], alors qu'à première vue ils en dépassent le cadre, c'est d'une part parce que des acteurs économiques de premier plan y ont contribué, tels Anne Lauvergeon, l'ancienne présidente du directoire d'Areva, et Louis Gallois, l'ancien patron d'EADS ; d'autre part parce qu'ils contiennent des analyses qui correspondent en grande partie à celle des représentants d'entreprises que nous avons rencontrés. Tout en étant plus détaillés et argumentés que les entretiens, ces rapports, qui n'ont pas d'équivalent de l'autre côté du Rhin, viennent les confirmer.

Défis nationaux

Lorsqu'il est question de la France de 2025, les trois principaux défis qu'évoquent les acteurs économiques sont le maintien de la cohésion sociale, la détermination à réussir le désendettement public et à mener des réformes ainsi que la capacité à renouer avec un modèle économique créateur d'emplois. Ces défis renvoient tous au constat que le modèle sur lequel repose le système socio-économique de la France présente des faiblesses structurelles, qui se sont aggravées au cours des dernières années et doivent être corrigées rapidement sous peine de grever l'avenir du pays. Pour la plupart, les acteurs rencontrés ne remettent pas en cause les principes qui sous-tendent ce système, mais souhaitent au contraire les adapter à la donne contemporaine pour mieux les réactiver.

Reconstituer le lien social

Contrairement à l'Allemagne, les inquiétudes liées à l'avenir de la population du pays ne portent pas sur le vieillissement. La démographie est certes évoquée régulièrement, mais davantage comme une force de la France, y compris pour le futur, que comme un risque potentiel. Sur ce point, la comparaison avec l'Allemagne est de règle : comme le fait la commission sur l'innovation dirigée par Anne Lauvergeon, il est souvent rappelé, non sans une certaine fierté, que les Français seront plus nombreux que les Allemands en 2030. Il est révélateur que le seul interlocuteur à se préoccuper du vieillissement de la société française travaille dans le domaine de la "silver economy" et aborde donc le sujet avec un "biais" professionnel. Apparaissant de façon récurrente et quasi-systématique au cours des entretiens, les inquiétudes portent beaucoup plus, côté français, sur la pérennité du lien social et la difficulté de plus en plus grande à garantir un niveau satisfaisant de solidarité - que cela soit entre les personnes, les générations, les territoires ou même entre les Etats au niveau européen.

"La société française est comme une famille arrivée à bout de souffle. Il risque d'y avoir des crises politiques, des petites guerres civiles larvées, des communautés qui se soulèvent."

Dans ce contexte, le premier clivage à être identifié est d'ordre culturel. L'émergence d'une diversité de plus en visible et affirmée dans la sphère publique s'accompagne de la crainte de voir la société française se morceler. Alors qu'une entrepreneuse issue de l'immigration nord-africaine pointe les blocages liés à la discrimination au quotidien, notamment sur le marché du travail, d'autres acteurs économiques mettent en garde contre une France qui chercherait à organiser sa solidarité en fonction des appartenances communautaires. Derrière ce constat d'une cohésion sociale fragilisée et à l'avenir potentiellement menacé, se trouve une même déception, mêlée de crispation : la République peine de plus en plus à réaliser ses promesses d'unité et d'égalité. De ce point de vue, il existe sans doute une particularité française liée au consensus traditionnel autour du discours républicain. Dans un certain sens, cette crainte renvoie à une interrogation plus profonde sur la pérennité de l'identité de la France dans un contexte appelé à devenir de plus en plus multiculturel. Les réponses apportées à ce défi vont de l'encouragement à l'engagement citoyen à la lutte contre les discriminations, en passant par la réactivation du rôle de l'école - pourtant critiquée pour ses insuffisances - comme lieu où se crée et s'organise la cohésion sociale.

Effet direct de la crise économique, le second grand clivage menaçant la société française, du moins selon nos interlocuteurs, est d'ordre social. Le chômage de masse, des jeunes en particulier, est très peu évoqué en tant que tel, alors qu'il touche durement le pays. En revanche, les entretiens font apparaître la crainte plus diffuse d'une France en train de se diviser entre des privilégiés ayant accès au savoir, aux technologies ainsi qu'aux financements, et des personnes menacées, confrontées à la concurrence mondiale et dotées d'un faible niveau de protection sociale. D'un côté, des salariés des entreprises du CAC 40 et des institutions financières, mais aussi des cadres supérieurs du service public ; de l'autre, des employés de l'industrie et une partie du service public. A noter que ce clivage ne correspond pas à une différenciation des secteurs public/privé, mais se structure pour l'essentiel autour du critère éducatif. D'où, là encore, des attentes très élevées vis-à-vis du système scolaire. Celui-ci est censé cesser de reproduire les inégalités sociales de départ et au contraire les corriger, conformément à sa mission première.

Adapter le cadre économique et financier

L'autre défi auquel les acteurs économiques associent l'avenir du pays d'ici 10 ans porte sur ses choix économiques et financiers. Sans surprise, étant donné l'actualité du débat sur l'assainissement des finances publiques, les acteurs rencontrés partagent tous le constat que la France vit au-dessus de ses moyens. Si l'un d'eux s'inquiète de l'impact qu'aura la réduction de la dette publique sur le financement du système social à l'avenir, tous reconnaissent qu'à défaut de pouvoir investir dans tous les champs politiques, il est devenu nécessaire de baisser le niveau des dépenses et de mieux définir les priorités de l'action publique. Dans les entretiens, en revanche, ces priorités ne sont pas formulées de manière concrète, pas plus que ne sont évoqués le rythme et l'ampleur du désendettement.

Parallèlement à l'assainissement des finances publiques, on constate une demande de réformes permettant aux entreprises françaises de gagner en marges et en compétitivité. Il s'agit là aussi d'un sujet très médiatisé, débattu dans l'espace politique depuis la campagne électorale de 2012 et sur lequel porte le rapport Gallois. Pour l'essentiel, on peut identifier deux types de revendications : une baisse des charges afin de diminuer le coût du travail ; et une simplification de la réglementation administrative.

La première correspond à l'analyse de la commission sur la compétitivité pour qui, face à la concurrence de l'industrie allemande et des pays émergents, les entreprises françaises n'ont cessé de réduire leurs marges pour maintenir des prix compétitifs. Ce qui les a contraintes à baisser leur taux d'autofinancement, et donc leurs investissements dans la productivité et l'innovation. Quant à la seconde revendication, tout aussi récurrente dans les entretiens, elle est reprise par la commission Lauvergeon, qui identifie les "contraintes réglementaires" comme l'un des facteurs minant la capacité d'innovation de l'économie française.

"Les Français ne s'accomplissent que dans le conflit, les 'grands débats nationaux'. Prenons-nous en main. Il faut arrêter d'attendre que tout vienne d'en haut."

Plusieurs acteurs remarquent que les mesures prises par le gouvernement vont dans le bon sens, notamment le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) [6], tout en regrettant qu'elles aient été prises tard et soient de faible amplitude face à la hauteur des défis. Dans l'ensemble, un doute s'exprime sur l'aptitude des responsables politiques français, quelle que soit d'ailleurs leur appartenance politique, à concevoir et mettre en œuvre un projet ambitieux. Il leur est non seulement reproché de ne pas suffisamment maîtriser les "fondamentaux" de l'économie, mais aussi de ne pas savoir se projeter dans l'avenir et mobiliser la population. A plusieurs reprises, la dépendance de la France vis-à-vis de ses créanciers est évoquée comme une épée de Damoclès, comme si la motivation à réformer venait moins d'une conviction profonde que d'une pression extérieure. C'est en effet la perspective d'une "punition" par les marchés financiers et d'une perte de crédibilité auprès du partenaire allemand, si la France ne prenait pas les mesures nécessaires, qui semble alimenter l'idée qu'il n'y a pas d'alternative possible au sérieux budgétaire et aux réformes.

Les réformes sont aussi l'occasion d'évoquer les blocages liés à l'esprit confrontatif du dialogue social. Un interlocuteur n'hésite d'ailleurs pas à dénoncer la persistance en France d'un mythe du 19e siècle, axé autour de l'idée d'une classe ouvrière opprimée. Le rapport sur l'amélioration de la compétitivité de l'industrie française consacre lui aussi tout un chapitre au sujet. Considérant que le "pacte social" construit à la fin de la Seconde Guerre mondiale est devenu obsolète, ses auteurs appellent à en bâtir un nouveau, adapté à l'ère du numérique, de l'innovation et des échanges mondialisés. Le rapport de France Stratégie va dans le même sens. Ses auteurs remarquent que le caractère hiérarchique des entreprises françaises contribue à une insatisfaction des employés et à une relation conflictuelle avec leurs employeurs. Mieux valoriser et associer les salariés à la gouvernance des entreprises, mais aussi favoriser la négociation collective dans le monde du travail, tels sont les moyens envisagés pour apaiser les relations sociales au sein des entreprises, et ainsi rendre ces dernières plus performantes à l'avenir.

Renouer avec une stratégie industrielle

Directement lié à l'adaptation du cadre économique et financier, le troisième grand défi porte sur la nécessité de reconstruire un modèle industriel viable, créateur d'emplois. Alors que la réindustrialisation de la France est au cœur des discussions publiques, on pourrait s'attendre à un ton plus alarmiste de la part des acteurs économiques. Or, si ces derniers craignent bien l'érosion de l'assise industrielle du pays, le seul à parler d'un appauvrissement radical du tissu industriel français dirige une PME située en province. Il est d'ailleurs bien conscient de la particularité de sa position, soulignant un décalage entre le discours parisien et la réalité dans les régions.

En revanche, nos interlocuteurs sont nombreux à souligner les atouts de l'électricité. En dehors de la démographie, ils citent souvent le coût de l'énergie, dont ils voient le niveau peu élevé, comparé aux autres pays européens - à commencer par l'Allemagne -, comme un solide avantage compétitif. Cela ne les conduit pas à s'opposer à la transition énergétique, mais à demander un mix permettant de conserver des prix énergétiques bas. Parmi les autres atouts sont aussi évoqués la présence de groupes internationaux, leaders mondiaux dans leur domaine d'activité, comme l'aéronautique, l'agroalimentaire, l'énergie ou le luxe ; des infrastructures solides, notamment en termes de système de santé, de paysage universitaire et de modèle urbain ; ainsi qu'un positionnement solide dans des domaines porteurs d'avenir, tels que les transports, l'environnement et l'informatique.

Ce discours sur les atouts du pays n'empêche pas un regard critique sur l'évolution du secteur industriel français. Pour la commission de Louis Gallois, tous les signaux (part de l'industrie dans la valeur ajoutée totale, taux d'emploi industriel, parts de marché à l'exportation) sont au rouge : "la côte d'alerte est atteinte", pour reprendre le titre de la première partie du rapport. Surtout, plusieurs acteurs économiques jugent avec sévérité le manque de choix stratégiques de la part des décideurs privés, mais aussi et surtout publics. L'un d'entre eux regrette que la France peine à se détacher d'un modèle industriel classique, défini à l'époque de De Gaulle, et passe à côté de révolutions technologiques déterminantes pour l'avenir - par exemple dans le domaine de l'industrie de l'intelligence, et en particulier des biotechnologies.

"Ce qui est inquiétant, c'est le court-termisme des entreprises. Au cours des trente dernières années, le rôle stratège de l'Etat s'est perdu. Il est devenu beaucoup plus gestionnaire, et donc moins stratège."

De manière plus générale, les réflexions sur l'avenir du modèle productif renvoient au souci de stopper la fuite des cerveaux, qui touche en premier lieu les start-ups, et de soutenir l'innovation de manière plus ciblée. Dans les trois rapports mentionnés, ce dernier point fait consensus. France Stratégie reconnaît les faiblesses du système d'innovation français, et se prononce pour de nouvelles formes de coopération horizontale entre les secteurs public et privé, s'appuyant notamment sur la révolution numérique. Quant à la commission présidée par Anne Lauvergeon, entièrement consacrée à l'innovation, elle souhaite encourager une culture du risque et de l'expérimentation, y compris durant la formation scolaire et universitaire. Favorable à un Etat stratège, elle identifie également sept secteurs porteurs d'avenir, que sont le stockage de l'énergie, le recyclage des matières premières, la valorisation des richesses marines, les protéines végétales, la médecine individualisée, la silver économie et la valorisation des données massives. Ces priorités recoupent d'ailleurs en grande partie les trois secteurs identifiés par la commission Gallois pour des investissements stratégiques, à savoir les technologies numériques, la santé et l'économie du vivant, ainsi que la transition énergétique.

L'Europe et le monde

Cette lecture de la situation socio-économique de la France est très liée à la façon dont est envisagé l'environnement européen, et plus largement international du pays. Si l'identification de l'Union européenne comme cadre d'action et l'attachement au projet européen sont la règle, on ne peut parler d'enthousiasme débordant pour la politique européenne, telle qu'elle est menée à Bruxelles. Au contraire, celle-ci est souvent jugée avec sévérité, en particulier lorsqu'il est question de politique industrielle et de la concurrence. Le principal reproche qui lui est adressé est de ne pas suffisamment soutenir les entreprises européennes dans un monde où la concurrence est de plus en plus exacerbée.

Un regard dénué d'émotion sur le projet européen

Pour la plupart, les acteurs rencontrés considèrent l'Europe comme une réalité intangible, et par conséquent comme un cadre d'action naturel, et qui est d'ailleurs appelé à le rester. L'intégration européenne est souvent perçue comme un projet de civilisation qui bénéficie d'une connotation positive, auquel on associe des principes (comme la valeur de la vie humaine), ainsi qu'une manière spécifique d'envisager les relations sociales, notamment sur le marché du travail. Mais dans le même temps, l'Europe est aussi associée à un rapport au monde à la fois trop autocentré et trop timoré. Plusieurs interlocuteurs déplorent ainsi une tendance à l'autosatisfaction collective des citoyens et de leurs dirigeants. Celle-ci se traduirait non seulement par une conscience peu marquée des menaces internationales, qu'il s'agisse du terrorisme, de la cybersécurité ou du changement climatique ; mais aussi par une perception anxiogène des risques, notamment technologiques, empêchant les Européens d'être audacieux dans l'expérimentation et l'innovation. De plus l'attachement au projet d'intégration n'empêche pas un jugement - parfois très - critique des responsables européens. De manière quasi-systématique, il est en effet reproché à Bruxelles son caractère bureaucratique et peu flexible dans un contexte mondialisé.

Dans ce contexte en évolution rapide et potentiellement menaçant est souvent exprimé le souhait que l'Union européenne devienne à l'avenir une puissance de nature économique, culturelle et surtout politique - un souhait auquel se mêle la crainte qu'elle ne soit pas à la hauteur de cette ambition. Pour nos interlocuteurs, cela implique tout d'abord que l'Union européenne échappe au délitement interne, que pourrait engendrer dans les mois et années à venir une dynamique de fragmentation financière. Davantage que l'endettement public ou le manque de compétitivité, ce qui inquiète le plus dans le contexte de crise est la perspective d'une Union soumise aux égoïsmes nationalistes, se perdant dans les luttes internes et le chacun pour soi - en termes financiers, mais aussi de politique industrielle et énergétique - plutôt que de choisir une intégration poussée, s'appuyant sur des mécanismes de solidarité. D'où un appel criant à consolider la zone euro. Cette demande de puissance européenne suppose, d'autre part, que l'Union européenne se positionne vis-à-vis du reste du monde comme un acteur politique crédible, qu'elle parle d'une seule voix et soit entendue. Ce qui, comme le sous-entendent plusieurs de nos interlocuteurs, permettrait par ailleurs à la France de regagner en influence sur la scène internationale. A ce titre, plusieurs représentants d'entreprises soulignent que si la puissance économique est déterminante, elle ne saurait suffire. Aussi appellent-ils de leurs vœux l'émergence d'une Europe dotée de capacités militaires crédibles.

S'ils sont moins nombreux, certains interlocuteurs ne voient l'Union européenne que comme un niveau administratif parmi d'autres. Pour ces derniers, qui souvent travaillent dans le domaine des nouvelles technologies et estiment utiliser un mode de communication universel, le terrain de jeu des entreprises françaises dépasse largement le cadre européen pour s'étendre au monde occidental et au-delà. Dans ce cas, l'Union européenne est vue au mieux comme une source de financement pour des projets de recherche, au pire comme une entrave à l'entrepreneuriat. Dans les deux cas, et quel que soit donc l'attachement au projet d'intégration, il y a un relatif consensus pour dire qu'il est devenu difficile de trouver la croissance en Europe et que les entreprises européennes seront de plus en plus amenées, à l'avenir, à aller chercher cette dernière à l'extérieur du continent. D'où la nécessité d'adopter un positionnement européen cohérent et offensif vis-à-vis de la concurrence mondiale.

Pour un patriotisme économique européen

Il se dégage des entretiens et de la lecture des trois rapports mentionnés un consensus pour une politique industrielle volontariste au niveau européen. Un tel patriotisme économique est vu comme la condition indispensable pour garantir le positionnement des entreprises européennes à l'avenir. L'analyse comporte deux éléments. Il est d'abord reproché à la Commission d'organiser la politique de la concurrence sur un mode qui n'est pas adapté à une compétition internationale de plus en plus rude, appelée à s'exacerber au cours des prochaines années. Au-delà, il existe de fortes attentes quant au soutien, à la fois par les autres Etats membres et par la Commission, à la création de "géants européens" capables d'être leaders sur le marché mondial de demain. Preuve de l'importance accordée au levier européen pour renforcer la compétitivité des entreprises françaises, ces deux éléments sont repris par la commission de Louis Gallois, qui consacre toute un chapitre de son rapport à la "politique industrielle européenne".

Concernant le premier point, celui-ci porte un regard sévère sur le travail de la Commission européenne. Il lui reproche non seulement de fausser le jeu de la concurrence internationale en privilégiant le consommateur au producteur ; mais aussi d'opter pour une approche trop juridique, qui ne laisse pas suffisamment de place à d'autres facteurs, tels que "la dimension économique, la taille du marché pertinent, les dynamiques des secteurs à moyen terme, les effets d'échelle ou les régimes d'aide dont bénéficient les concurrents." Un reproche récurrent dans les entretiens, qui pointent la difficulté, voire l'impossibilité d'effectuer au niveau européen des rapprochements d'entreprises qui pourtant s'imposeraient. Sur ce point, certains acteurs vont jusqu'à dire qu'ils ne craignent pas la concurrence d'autres continents, mais jugent en revanche qu'en l'état actuel des choses, elle est déloyale en raison des règles que se fixent eux-mêmes les Européens. Pour répondre à cette préoccupation, les experts réunis autour de Louis Gallois préconisent que chaque décision de la Commission européenne en matière de concurrence soit précédée d'un "avis d'experts économiques et industriels" indépendant.

"Au niveau européen, nous travaillons seuls, et parfois même contre Bruxelles."

"Nous nous faisons nous-mêmes concurrence. Il faut que nous comprenions que nous sommes ensemble. Nous ne devons plus comparer la France à l'Allemagne, mais les pays européens avec le reste du monde."

Quant à l'idée de développer une politique industrielle volontariste, elle renvoie dans les entretiens à deux types de critiques/revendications. D'une part, plusieurs acteurs remarquent que les différences de fiscalité au sein de l'Union européenne nuisent à l'émergence de grands projets industriels, tels qu'ils pourraient avoir lieu dans le domaine des énergies renouvelables. En réaction, ils en appellent à un rapprochement des modèles fiscaux nationaux, voire à la mise en place d'un "corridor fiscal". D'autre part, ils craignent au niveau européen la fuite des cerveaux déjà constatée au niveau national. Le risque est pour eux que des sociétés étrangères, notamment américaines et chinoises, prennent le contrôle de technologies d'avenir, sur lesquelles les Européens sont aujourd'hui en pointe - par exemple dans le secteur des objets connectés. Certains plaident pour la création de silicon valleys à l'européenne, qui passerait notamment par un soutien financier compétitif aux start-ups - une branche dans laquelle l'économie française est en position de force. Concernant la politique industrielle, le rapport sur la compétitivité préconise quant à lui une politique européenne de l'énergie ou des matières premières, dont l'inexistence représente selon lui une "lacune grave". Au-delà, il souhaite la mise en place de grands programmes de recherche européens, susceptibles de déboucher sur des projets industriels ambitieux sur le modèle de Galileo et Ariane. Ceux-ci devraient viser les secteurs d'avenir précédemment identifiés, et notamment la transition énergétique, et pourraient être financés via des project bonds et par la Banque européenne d'investissement. Là encore, l'innovation est vue comme la clé de la compétitivité future. Disposant en matière de grands projets industriels d'une tradition et d'un savoir-faire, la France est appelée à prendre l'initiative et à convaincre ses partenaires du bien-fondé d'une telle politique.

Face à la concurrence mondiale

Ces considérations laissent apparaître la conscience d'un monde en forte évolution, qui exige de la part des Européens une capacité d'adaptation rapide. Plusieurs entretiens, ainsi que les rapports de la commission pour l'innovation et de France Stratégie, soulignent l'imminence de changements géopolitiques majeurs. L'image régulièrement esquissée est celle d'un monde multipolaire, dans lequel l'Europe restera un centre de pouvoir important, mais parmi d'autres, situés en Asie et aux Etats-Unis.

Sans surprise, la Chine - ainsi que, plus largement, les pays émergents - est très souvent vue comme le grand concurrent de demain, dans un monde où le pouvoir économique pèsera de plus en plus lourd. Tous ne s'en inquiètent pas. Certains acteurs relativisent son pouvoir de compétition dès lors que l'Europe arrive à se positionner sur des secteurs à fort know how ; d'autres voient d'un bon œil le développement économique chinois, synonyme d'exportations. L'autre grand concurrent évoqué sont les Etats-Unis, qui se positionnent traditionnellement sur des secteurs économiques stratégiques et porteurs d'avenir, tels que le numérique et les biotechnologies, et où les conditions de financement des entreprises nouvellement créées sont jugées meilleures. Si la plupart des acteurs interrogés reconnaissent mal connaître les tenants et aboutissants du TTIP, l'accord commercial transatlantique en cours de négociations, plusieurs d'entre eux se méfient d'une tendance américaine à jouer le protectionnisme, ou du moins à contourner les règles multilatérales à leur profit. A noter également, côté français, un intérêt marqué pour l'Afrique. Malgré bien des réserves, liées à l'instabilité politique et à l'immaturité technologique du continent, plusieurs acteurs économiques lui attribuent de fortes potentialités en termes de croissance et de consommation de produits européens. A plusieurs reprises, l'Afrique est citée comme un territoire de conquête privilégié pour les entreprises européennes.

"Les Européens seront perdants sur les coûts de l'énergie, sur les coûts de la main d'œuvre. Ne soyons pas perdants sur la matière grise, ne soyons pas fatalistes."

L'accélération des échanges et de la diffusion des savoirs, en particulier vers les pays émergents, mais aussi la place de plus en plus grande du numérique, obligent les Européens à se positionner sur le créneau de la connaissance. Sur ce point, la plupart des acteurs français que nous avons rencontrés sont d'accord. Seul diffère, et ce, dans des proportions importantes, le degré d'urgence et de difficulté qu'ils associent à ce défi. Pour certains, il est suffisant que l'Europe conserve une "longueur d'avance" dans la maîtrise des savoirs et des technologies. Pour d'autres en revanche, l'effet de rattrapage a lieu à un rythme si rapide, grâce notamment à des efforts financiers considérables de la part des concurrents des Européens, que la bataille sera rude. Et qu'il est urgent de prendre les mesures nécessaires. Sur ce point, plusieurs représentants d'entreprises estiment que la France, y compris au niveau de l'administration publique, doit faire un véritable effort pour s'ouvrir et s'adapter à la mondialisation. Dans ce contexte, il est notamment question du système scolaire, jugé en décalage par rapport aux défis du monde contemporain.

Conclusion

A l'issue des entretiens, il n'est finalement pas si aisé de déterminer qui, des Français ou des Allemands interrogés, sont les plus inquiets face à l'avenir. A première vue, il est vrai, le pessimisme est nettement plus marqué sur la rive gauche du Rhin. Cela étant, le tableau est plus nuancé qu'il n'y paraît à première vue. En France, il est incontestable que les responsables économiques sont (très) préoccupés par la situation actuelle du pays et de l'Union européenne. Ils jugent que les tensions au sein de la société française sont telles qu'elles pourraient très vite remettre en cause le consensus républicain, et donc menacer l'unité du vivre-ensemble. De même, ils craignent que la crise, en exacerbant les égoïsmes nationaux, ne conduise à un délitement de l'Union européenne. En revanche, à moyen et long termes, ils refusent le défaitisme. Au contraire, ils semblent persuadés qu'une action publique bien conduite - à la fois au niveau national et européen - pourrait inverser la tendance, en permettant notamment aux entreprises de retrouver un positionnement compétitif et de tirer leur épingle du jeu de la mondialisation.

Les acteurs allemands renvoient une image inversée. Ils sont sereins face à la situation économique solide du pays. S'ils sont conscients des risques internationaux, qu'ils soient de nature géopolitique ou environnementale, ils ne sentent pas directement concernés. Et pourtant, eux aussi sont inquiets pour l'avenir, craignant non seulement pour les acquis de l'intégration européenne, mais aussi pour le positionnement de leur pays dans une économie globalisée. Nombre d'entre eux sont en effet convaincus que si l'Allemagne continue à se reposer sur ses lauriers et à ne pas prendre la mesure des défis auxquels elle est d'ores et déjà confrontée, sa situation se détériorera rapidement. Dans cette perspective, la transition démographique et le tournant énergétique sont perçus comme des hypothèques pour la soutenabilité du modèle allemand - du moins, dès lors qu'ils ne sont pas suffisamment accompagnés.

Lorsqu'ils appréhendent l'avenir, Français et Allemands sont en tout cas d'accord pour dire qu'il est urgent d'agir. Cela ne les empêche pas de développer des solutions différentes, par exemple à propos de politique industrielle ou bien des capacités militaires de l'Union européenne. Sur ces sujets comme sur d'autres, les réponses apportées reflètent des traditions nationales bien ancrées dans les inconscients collectifs de chacun des deux pays. Au vu de la jeune histoire de l'intégration européenne, il est logique que ces différences perdurent. Mais les acteurs économiques se retrouvent en même temps sur d'autres sujets, que cela soit pour critiquer la politique de concurrence de Bruxelles ou pour demander un soutien accru à la recherche et aux innovations technologiques, afin de résister à la concurrence chinoise et américaine. Sur ces questions, ils se distinguent souvent des responsables politiques de leur pays et de l'Union européenne, à qui ils reprochent de ne pas suffisamment se projeter dans l'avenir.

De ce tableau, il ne se dégage pas de culture stratégique commune, pas plus dans le domaine économique que ce ne serait le cas pour la politique étrangère et de sécurité. En revanche, la perception des risques et chances liés à la mondialisation conduit à rapprocher les points de vue des acteurs économiques des deux pays. Reste à savoir si cette convergence encore limitée, d'une part se poursuivra, d'autre part aboutira à une action politique concertée. La balle est dans le camp politique.


[1] : Le rapport sur le renforcement des investissements en Allemagne, commandé par le ministre fédéral de l'Economie, Sigmar Gabriel, à une commission d'experts présidée par le président de l'Institut allemand de l'économie (DIW) est une exception à la règle.
[2] : Jérôme Fourquet, Crise et situation économique: regards croisés franco-allemands, Fondation Jean Jaurès/Friedrich-Ebert-Stiftung, 8 décembre 2014, http://www.jean-jaures.org/Publications/Notes/Regards-croises-France-Allemagne-sur-la-situation-economique-et-les-relations-franco-allemandes
[3] : Sous le gouvernement de grande coalition, il a été décidé en été 2014 d'abaisser l'âge du départ à la retraite à 63 ans, sans décote, pour les personnes qui auraient cotisé 45 ans. Le Parti social-démocrate (SPD) en avait fait une promesse de campagne.
[4] : A ce titre, plusieurs entrepreneurs critiquent une "académisation croissante" qui ne permet pas de répondre aux besoins de l'économie : il ne serait pas nécessaire que "tous étudient", car au final, il manquerait surtout dans les entreprises du personnel expérimenté, alors que les jeunes diplômés issus de l'université ne connaîtraient souvent pas la "vraie vie" et auraient des difficultés à s'impliquer pleinement dans le fonctionnement de l'entreprise.
[5] : Il s'agit du rapport sur la compétitivité française commandé à Louis Gallois et remis au Premier Ministre en avril 2012, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/124000591/0000.pdf ; du rapport de la Commission Innovation 2030, présidée par Anne Lauvergeon, remis en avril 2013 au président de la République, http://innovation-2030.entreprises.gouv.fr/pdf/Rapport_Innovation_BDV4.pdf ; et du rapport "Quelle France dans dix ans ?" du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (France Stratégie), remis au président de la République et au Premier ministre en juin 2014, www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/f10_rapport_final_23062014_1.pdf.
[6] : Le CICE est un avantage fiscal pour les entreprises employant des salariés, qui correspond à une baisse de leurs charges sociales.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Les deux visages de l'Europe. Visions d'acteurs économiques en France et Allemag...

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