Union économique et monétaire
Jean-François Jamet,
Franck Lirzin
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Jean-François Jamet
Franck Lirzin
Introduction
Au moment où la crise s'accentue, du fait des doutes sur la solidité des banques et de certaines monnaies ainsi que des perspectives pessimistes sur l'activité et l'emploi, l'Union européenne peine à former un front uni. Lors du Conseil européen informel du 1er mars dernier, les 27 chefs d'État ou de gouvernement de l'Union européenne ont certes répété leur désir d'agir de concert et de façon coordonnée. Ils ont également souligné que "Le protectionnisme n'est pas une réponse à la crise actuelle". Ce sont là des points positifs compte tenu des polémiques de ces dernières semaines. Mais la réunion n'est pas allée plus loin : les solidarités concrètes font défaut. Or, si l'examen de la situation des Etats membres souligne l'hétérogénéité des situations, il appelle instamment à la mise en oeuvre d'initiatives fortes pour que la récession ne devienne pas dépression. Ces initiatives doivent être envisagées et précisées dans la perspective du Conseil européen du 19 et 20 mars 2009.
La situation économique en Europe se détériore rapidement : en 2009, la croissance devrait reculer d'1,8% dans l'Union européenne (UE). Ceci se traduit par une montée du chômage, la multiplication des défaillances d'entreprises, le creusement des déficits publics, la dégradation de la notation de la dette des pays ayant un niveau d'endettement public élevé ou un fort déficit de leur balance des paiements courants.
L'aide apportée aux banques a été, dans l'ensemble, rapide et relativement consensuelle (injections de liquidités par la Banque centrale européenne (BCE), plans nationaux suivant l'exemple du plan d'aide britannique). En revanche, les plans de relance budgétaires suscitent le désaccord sur le montant (1%? 2%? plus comme aux Etats-Unis?), les instruments (investissement ou consommation) et la question du protectionnisme (conditionnalité des aides des plans de soutien à l'automobile). Face à ces désaccords, la Commission semble manquer de leadership et paraît dépassée par les initiatives des Etats.
Les principaux facteurs de risque pour l'avenir résident dans la fragilité de certaines banques (faiblesse des fonds propres, exposition des filiales en Europe centrale et orientale), l'effet boule de neige de la récession (la crise de l'économie réelle s'autoalimente et constitue un facteur de fragilisation supplémentaire du secteur financier), le recul du commerce international au sein et hors de l'UE (l'UE est le premier exportateur mondial), la fragilité des pays hors de la zone euro (avec le risque de crises de change, par exemple dans les pays baltes), et les tensions sociales qui se généralisent.
Enfin, l'effet de la crise sur l'esprit européen est contradictoire : reconnaissance des effets protecteurs de l'euro et tentation du cavalier seul en matière de politique de relance. Dans ce contexte, de plus grands efforts de coordination doivent être réalisés (en tenant compte des spécificités des situations économiques des Etats membres), des instruments de sauvegarde communs doivent être mis en place et des signes concrets de refus du protectionnisme doivent être manifestés (initiative de relance du cycle de Doha à l'OMC par exemple). Sans cela, la récession pourrait devenir dépression et se prolonger plusieurs années.
1. L'économie européenne en crise
1.1 De la crise des subprimes à la crise économique et sociale
La crise actuelle, qui a commencé en 2007 avec l'éclatement de la bulle des subprimes, a d'abord été une crise immobilière, financière et bancaire [1], avant de devenir une crise économique et sociale. Cette dégradation des conditions économiques a été accentuée par la formation, puis l'éclatement d'une bulle sur les matières premières. Toutes ces bulles sont caractéristiques des déséquilibres macroéconomiques mondiaux, en particulier l'incapacité de l'épargne américaine à financer son économie, l'augmentation de l'endettement des ménages et le recours croissant à l'épargne asiatique [2].
L'intégration des systèmes financiers mondiaux a amplifié les effets des subprimes et frappé, de plein fouet, les banques. Celles-ci, enregistrant des pertes importantes, ont réduit leur offre de crédit, ce qu'on appelle un credit crunch, et sont devenues réticentes à échanger entre elles, provoquant de fortes tensions sur le marché interbancaire (Figure 1). Anticipant les effets néfastes d'une telle contraction, les agents économiques ont revu leurs anticipations, entraînant l'économie dans un cercle vicieux : la consommation stagne, l'investissement est en chute libre, le PIB recule, les défaillances d'entreprises et le chômage augmentent tandis que, pour la première fois depuis 25 ans, les échanges internationaux reculeront en 2009 (-2,8% selon le FMI).
L'évolution de cette crise de la mondialisation est difficile à prévoir. Comme au Japon dans les années 1990 (voir Encadré 1), les outils traditionnels de politique économique se sont révélés jusqu'ici d'une efficacité limitée : la politique monétaire a soulagé les tensions sur les marchés financiers, sans les supprimer ; l'effet des plans de relance est incertain et dépend de la réaction des acteurs économiques. Des défaillances bancaires en chaîne ou une déflation à court terme restent possibles. Quant à la coopération des États au niveau international, elle reste complexe. Ainsi, certains États risquant la faillite vont certes être aidés, dans la mesure de ses capacités, par le FMI, mais d'autres pourraient être tentés par un protectionnisme ciblé ou un dumping compétitif [3].
Données réunies et mises en forme pour la Fondation Robert Schuman, © FRS
1.2 Les perspectives économiques des Etats membres de l'UE (2008-2010) : l'Europe vers la dépression ?
La crise est brutale : l'intégration des marchés financiers a permis une transmission rapide de la crise et un brusque retournement des anticipations. Ceci s'est traduit par une dégradation continue des prévisions de croissance des différents organismes de prévision, au premier rang desquels le FMI, l'OCDE et, dans le cas européen, la Commission européenne. Ces révisions récurrentes correspondent à l'effet boule de neige de la crise : au fur et à mesure que la crise économique et financière s'étend, les entreprises et les ménages voient leur situation se détériorer et deviennent plus prudents, entraînant à la baisse la consommation et l'investissement. On entre alors dans le cercle vicieux d'anticipations négatives (c'est-à-dire d'anticipations de détérioration de la conjoncture) qui sont renforcées par les incertitudes sur la solidité des banques et sur l'ampleur et la durée de la récession. Ces incertitudes sont du reste bien reflétées par la volatilité des marchés financiers, qui ont chuté lourdement depuis l'été 2007 : les principaux indices boursiers ont perdu entre 38% (FTSE100) et 58% (Nikkei) de leur valeur entre juin 2007 et février 2008, retrouvant le point bas atteint en janvier 2003 et en 1997 (Figure 2). La chute a été particulièrement brutale depuis début septembre 2008, avec un recul des indices boursiers compris entre 25% (FTSE100) et 41% (Nikkei).
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Les prévisions les plus récentes ont été données par la Commission européenne en janvier 2009. Elles anticipent un recul du PIB de 1,8% dans l'UE et de 1,9% dans la zone euro en 2009 (avec un marge d'erreur de +/-2 points, reflétant la forte incertitude qui règne actuellement) puis une reprise timide en 2010. Les projections montrent que la croissance devrait repartir plus lentement en Europe qu'aux Etats-Unis, du fait notamment de la taille plus importante du plan de relance américain (Figure 3) : en 2010, la croissance devrait être de 1,5% aux Etats-Unis contre 0,5% en Europe. Les craintes sur la croissance européenne et la baisse des taux d'intérêts directeurs de la BCE qui y est liée expliquent le relatif affaiblissement de l'euro face au dollar par rapport au maximum enregistré en juillet 2008.
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Les prévisions de la Commission européenne, présentées ici, prennent en compte les plans de relance budgétaire annoncés par les Etats membres et mettent en évidence le brusque ralentissement de la croissance qui touche la plupart d'entre eux. Il s'agit bien d'un choc symétrique, au sens où la croissance ralentit de façon généralisée, mais il existe cependant des nuances importantes, que souligne le classement des pays selon la violence du choc :
• pour un premier groupe de pays, le différentiel de croissance entre 2009 et la période 2000-2007 est supérieur à 5 points de pourcentage : il s'agit de la Lettonie, de l'Estonie, de la Lituanie, de l'Irlande, de l'Espagne, du Luxembourg, de la Hongrie et du Royaume-Uni (Figure 4). Parmi ceux-ci, la Lettonie, l'Estonie, la Lituanie, l'Irlande, le Royaume-Uni et l'Espagne avaient connu - comme les Etats-Unis - un boom du secteur immobilier et de l'endettement des ménages, qui avait alimenté une croissance rapide de ces économies à partir de la fin des années 1990. Ces pays souffrent dorénavant de l'explosion de la bulle immobilière dans leurs pays et d'une contraction violente de l'investissement et de la consommation (Tableau 1) ;
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• le deuxième groupe réunit les pays pour lesquels le différentiel de croissance entre 2009 et la période 2000-2007 est compris entre 4 et 5 points de pourcentage, ou dont la croissance sera négative en 2009 : il s'agit de la Finlande, de la Suède, du Danemark, de la Grèce, de la Belgique, des Pays-Bas, de la France, de l'Allemagne, de l'Autriche, de l'Italie et du Portugal (Figure 5). Ces pays sont sévèrement touchés par la récession, caractérisée par la stagnation de la consommation, qui résiste néanmoins dans une certaine mesure, et surtout par le fort recul de l'investissement (Tableau 1) ;
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• le troisième groupe est composé des pays dont la croissance restera supérieure à 0,5% en 2009 : il s'agit de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Slovénie, de la Slovaquie, de la République tchèque, de Chypre, de la Pologne et de Malte (Figure 6). Ces pays, entrés dans l'UE en 2004 ou en 2007, ont bénéficié de l'intégration européenne mais, surtout, leur croissance ne dépendait pas de la hausse de l'endettement des ménages ou des collectivités publiques au contraire des 3 Etats baltes (endettement privé) et de la Hongrie (endettement public).
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Un examen plus détaillé du comportement de la consommation des ménages et de l'investissement montre que le principal facteur du ralentissement de l'activité est le recul de l'investissement. Celui-ci devrait reculer de 5,9% dans l'UE en 2009, alors que la consommation reculera de "seulement" 0,5% (Tableau 1). La contraction de l'investissement est parfois considérable, comme en Irlande (-18% en 2008 et -25% en 2009 !), dans les pays baltes ou au Royaume-Uni. Ces pays font face aux difficultés de leurs secteurs financiers et immobiliers, ainsi qu'au recul des investissements directs étrangers. La consommation recule aussi très fortement dans ces pays en comparaison au reste de l'Union européenne.
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La crise actuelle se traduit par l'arrêt du mouvement de hausse de l'endettement privé (c'est-à-dire l'endettement des ménages et des entreprises), qui avait soutenu la demande depuis la fin des années 1990. L'une des questions qui se pose est de savoir si cet arrêt de l'augmentation de l'endettement est temporaire ou permanent. Or, il est probable que la crise aura marqué les esprits et qu'après une phase plus ou moins longue de réduction de l'endettement privé dans les pays où il avait le plus progressé, on ne reviendra pas (du moins pas à court terme) au rythme de croissance de l'endettement qui prévalait avant la crise. Ces pays risquent donc de voir leur croissance durablement déprimée. C'est un risque qui pourrait transformer la récession en dépression, ou du moins en une longue période de faible croissance comme celle qu'a connu le Japon dans les années 1990. Les pays les plus exposés sont ceux où l'endettement privé (en particulier l'endettement des ménages) a le plus augmenté depuis 1998 : le Royaume- Uni, l'Irlande, les Pays-Bas, l'Espagne, la Lettonie, l'Estonie, la Lituanie la Hongrie, le Portugal, ou encore le Danemark (Tableau 2). Ces pays devront trouver d'autres sources de croissance que l'endettement.
Données réunies et mises en forme pour la Fondation Robert Schuman, © FRS
La transmission de la crise financière à l'économie réelle va entraîner également une remontée brutale du chômage : le taux de chômage de l'UE devrait ainsi remonter de 7% en 2008 à 9,5% en 2010 (Tableau 3), ce qui se traduira par la disparition nette de 2,7 millions d'emplois. Certains pays seront particulièrement touchés : en 2010, le taux de chômage devrait atteindre 18,7% en Espagne (soit 1,8 million de chômeurs supplémentaires par rapport à 2007), 10,7% en Irlande (contre 6,5% en 2008), 10,6% en France (soit +391 000 chômeurs qu'en 2008), ou encore 8,1% au Royaume-Uni (soit + 370 000 chômeurs qu'en 2008). La Lettonie, l'Estonie, la Lituanie et l'Irlande sont aussi durement touchées.
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Les conséquences sociales de la crise (forte progression du chômage, recul du revenu moyen et de la consommation) sont douloureuses pour les ménages, d'autant plus que ceux-ci ont le sentiment de ne pas être responsables d'une crise venue des Etats-Unis et du secteur financier. Ceci a déjà commencé à susciter des tensions politiques dans plusieurs pays européens (France, Royaume-Uni, Irlande, Grèce, Lettonie, Hongrie) et affecte la crédibilité des élites, au moment même où une action déterminée doit être conduite face à la récession.
2. Quelle politique économique face à la crise ?
2.1 Les avantages de l'euro et le risque de crises de change dans l'UE
La crise économique et financière conduit à un affaiblissement des monnaies des pays les plus fragilisés, avec le risque que cette dépréciation amplifie la crise en alimentant la spéculation contre la monnaie, en faisant fuir les investisseurs étrangers, en renchérissant le coût de la dette libellée en devise étrangère et en rendant finalement les acteurs économiques du pays (Etat, entreprises, ménages) insolvables. C'est ce qui s'est produit en Islande où les difficultés des principales banques du pays, très engagées sur le marché des subprimes, ont fait plongé la couronne islandaise (Figure 8) et rendu nécessaire l'intervention du FMI. Certains pays européens ont aussi connu cette situation dans le passé du fait d'une crise économique et financière conjuguée à un excès d'endettement public : ce fut le cas du Royaume-Uni en 1976 et en 1993, ou encore de l'Italie en 1992 [4].
Dans chaque cas, la crise de change s'accompagna d'une récession et rendit nécessaire un assainissement des finances publiques douloureux. La Hongrie est désormais confrontée à cette situation : le niveau élevé de la dette publique et la dépréciation de sa monnaie le forint, l'ont obligé à demander l'aide du FMI et de la BCE.
De ce point de vue, la crise rappelle que l'euro est un facteur de protection. Justement créé pour éviter les crises de change et les dévaluations compétitives à répétition qui empêchaient le bon fonctionnement du marché intérieur, freinaient la croissance européenne et renforçaient l'inflation avant l'Union économique et monétaire, l'euro montre toute son utilité. Il est probable que plusieurs pays de la zone euro connaîtraient actuellement une crise de change s'il ne faisait pas partie de l'euro. Il s'agit des pays qui présentent un endettement public très élevé (Italie, Grèce, Belgique) ou des "déficits jumeaux" importants (Irlande, Espagne, Portugal, Grèce, France dans une moindre mesure), c'est-à-dire à la fois un solde budgétaire négatif (déficit public) et un déficit de la balance des paiements courants (Figure 7). Il est clair que ces pays n'ont aucun intérêt à sortir de l'euro, contrairement à ce qui a pu être suggéré ici ou là : au-delà de la complexité de l'organisation d'un tel revirement, les pays concernés seraient alors immédiatement exposés au risque d'une crise de change et d'une crise financière. Une sortie de l'euro signifierait, par exemple, pour la Grèce, la Belgique et l'Italie une augmentation immédiate des taux d'intérêts sur la dette publique. Le taux d'intérêt des obligations d'Etat italiennes à 10 ans était de 10,5 % en 1996. Un an après, l'acceptation de l'Italie dans la zone euro a permis de faire baisser presque instantanément ce taux à 6%. Enfin, les pays "vertueux" de la zone euro (Finlande et Allemagne par exemple) n'ont pas intérêt non plus à voir leurs voisins exposés à une crise qui réduirait leur propre croissance et les affecterait du fait des risques de contagion financière. En outre, la zone euro ne paraît pas exposée dans son ensemble à une crise de change : la dette publique, le déficit public et le solde de la balance des paiements courants de la zone euro restent, à l'heure actuelle, à des niveaux relativement raisonnables compte tenu des circonstances de crise.
La stabilité apportée par l'euro est, du reste, bien perçue par les Etats européens hors de la zone euro. La situation de ces Etats est un sujet d'inquiétude en raison de la fragilité de leur monnaie et de leur exposition au risque d'une crise de change, qui affecterait en outre les banques occidentales qui y ont installé des filiales. Les pays où les déficits jumeaux sont élevés sont particulièrement exposés : il s'agit notamment de la Lettonie, de l'Estonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de la Roumanie et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni et de la Pologne. La monnaie de ces pays a commencé à se déprécier fortement (Figure 8) : par rapport à août 2007, le forint hongrois a perdu 17% de sa valeur, le zloty polonais 20%, la livre sterling 23% et le leu roumain 26%. Quant aux pays baltes, qui ont adopté un taux de change fixe avec l'euro, il est probable qu'ils seront contraints de dévaluer.
Note : l'Islande n'est pas membre de l'UE mais constitue un exemple d'une crise de change récente en Europe
2.2 De la politique monétaire aux politiques budgétaires
La politique monétaire a été utilisée durant la première phase de la crise financière : les Banques centrales, puis les États, se sont portés au secours des marchés pour éviter leur effondrement systémique. La baisse des taux directeurs, ainsi que l'injection massive de liquidités dans le système monétaire, ont permis de soulager les tensions qui y existaient, en particulier sur le marché interbancaire. Mais, ces mesures n'ont pu empêcher la crise économique. États et Banques centrales ont été obligés de coordonner leurs actions, politiques de relance budgétaires pour les premiers et politiques monétaires pour les secondes.
Ces deux types d'action sont coordonnés dans le cadre d'un policy mix [5] : chacune d'entre elles cible un aspect bien précis de la crise. La politique monétaire vise à soulager le marché du crédit vis-à-vis des entreprises ainsi qu'à favoriser l'investissement privé et hâter la reprise. Néanmoins, la BCE n'a accepté de baisser significativement ses taux que beaucoup plus tard que la Fed (Figure 9), une fois que les prix des matières premières ont commencé à baisser : les anticipations de croissance mondiale négative et, donc, la moindre utilisation des ressources ont estompé les risques de spirale inflationniste que craignait la BCE à la suite de l'accélération de la hausse des prix constatée en 2008 (Tableau 4).
Données réunies et mises en forme pour la Fondation Robert Schuman, © FRS
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L'autre aspect du policy mix est la politique budgétaire, qui est l'apanage des États. Elle concerne plus directement les conditions économiques et sociales. Le jeu des stabilisateurs automatiques permet d'atténuer la brutalité de la crise : les entrées d'impôts diminuent tandis que les dépenses sociales augmentent, le budget de l'État ainsi déséquilibré est en déficit et prend en charge une partie des difficultés. La politique de relance budgétaire s'ajoute à ces effets et permet un pilotage mieux ciblé. Elle doit permettre d'atténuer les effets les plus négatifs de la crise en aidant les entreprises et les ménages les plus touchés, de préparer la reprise de l'activité en favorisant les investissements et en éliminant les stocks, et de revenir à des anticipations positives pour faire repartir l'investissement et déboucler le cercle vicieux. La politique budgétaire, dite keynésienne, ne consiste donc pas tant à relancer l'économie par la consommation que par les investissements.
Les deux politiques ont des rythmes différents : les effets de la politique monétaire ne se font sentir qu'un an après leur application tandis que ceux de la politique budgétaire sont plus rapides, mais peuvent également être plus éphémères : l'efficacité de la politique budgétaire dépend de la rapidité de sa mise en œuvre, très liée au contexte politique. En théorie, l'annonce de plans importants peut également avoir un effet positif sur les anticipations et donc la reprise avant même leurs exécutions, mais il est difficile d'en juger.
Les plans de relance peuvent prendre plusieurs formes [6] : grands chantiers publics, investissement public, soutien et garanties à certains secteurs ciblés de l'économie ou baisses d'impôts. L'utilisation de ces différents outils budgétaires dépend de la situation particulière de chaque économie et tous ne sont pas aussi utiles dans le contexte actuel. Mais leur coordination est un élément fondamental de leur réussite.
Ces grands chantiers publics permettent, en théorie, de mobiliser une épargne non utilisée. Dans un contexte financier tumultueux, les émissions d'État apparaissent relativement sûres et l'on assiste à une "fuite vers la sécurité" ; autrement dit, les capitaux délaissent les marchés boursiers ou obligataires pour se réfugier dans les marchés de dette publique. Pour le moment, la sécurité prime sur la qualité et les États n'ont pas de difficulté à trouver des fonds, mais jusqu'à quand cette situation durera-t-elle? Des inquiétudes existent déjà sur certains pays qui ont vu leur note réduite.
L'investissement public se substitue ainsi à l'investissement privé, qui est en chute libre depuis le début de la crise. Toutefois son efficacité dépend beaucoup de sa nature : construire des routes dans un désert est peu utile, rénover les infrastructures ou développer des nouveaux secteurs de croissance le sont beaucoup plus. Les plans de relance doivent être ciblés et structurés : ils doivent s'inscrire dans une certaine vision de l'avenir des économies nationales. L'investissement public permet également de gérer les conséquences sociales de la crise en développant, par exemple, la formation professionnelle. La réorientation professionnelle des travailleurs est un élément important de la reprise économique. Ce n'est pas seulement une question de moyens mais aussi d'organisation. En France, les moyens proposés pour la formation professionnelle ne sont pas toujours bien utilisés puisqu'ils profitent essentiellement à ceux qui ont un travail et, plus particulièrement, à ceux des travailleurs qui sont déjà les mieux formés [7].
L'investissement privé étant le facteur le plus cyclique de la croissance, il suppose des garanties publiques par temps de crise. Le plan britannique de garanties des emprunts des PME en est une illustration. Le credit crunch a suscité pour les entreprises des problèmes importants de trésorerie qui ne reflètent pas forcément des faiblesses structurelles, mais plutôt les contraintes de crédit qui les empêchent d'investir, voire causent des défaillances. L'État, en proposant des garanties, permet aux PME de passer le cap de la crise. Il faut néanmoins être attentif aux aides apportées à des entreprises qui, crise ou non, auraient été en défaut de paiement ou auraient licencié (on parle d'"effet d'aubaine"), et étudier dans le détail la situation de chaque entreprise, ce qui représente un travail considérable.
Un autre aspect des plans de relance est la baisse de la fiscalité. La baisse de la TVA semble peu utile pour la zone euro : elle prive l'État de recettes importantes et cible la consommation quand celle-ci n'est pas le véritable souci. Un report des impôts ou un allègement de la fiscalité pour certains secteurs économiques peut permettre de soulager les problèmes de trésorerie.
Ces différents aspects de la relance ont des effets complémentaires et la coordination de leur mise en œuvre est bénéfique. Cependant, en économie ouverte, l'incidence des plans de relance est incertaine : si un seul pays s'engage dans un tel plan, il prend le risque d'aider ses partenaires commerciaux avant sa propre économie. La relance peut même être inefficace si elle est isolée dans une économie complètement ouverte. Ce fut notamment le cas des plans de relance français au début des années 80. La situation actuelle est différente car tous les pays touchés se sont engagés dans des politiques budgétaires. Cependant, l'écart entre l'ampleur des plans peut faire craindre des effets inégaux, et ce d'autant plus que ces politiques ne seront pas coordonnées au niveau international.
2.3 Les plans de relance en Europe
Les Etats européens ont adopté des plans destinés à relancer leurs économies respectives, ainsi que les y invitait la Commission européenne dans sa communication de novembre 2008 [8], reprise par le Conseil européen de décembre 2008 qui recommandait une relance de l'ordre de 200 milliards € (dont 30 milliards engagés sur le budget communautaire), soit 1,54% du PIB de l'UE. Ces plans de relance utilisent différents instruments : baisses d'impôt, augmentation des dépenses publiques, ou encore prêts subventionnés (ou garantis) aux producteurs et aux consommateurs. Les différents plans de relance ont été analysés dans une note publiée par l'institut Bruegel [9] (Tableau 5).
La taille des plans de relance varie considérablement. Certains pays, comme l'Irlande et l'Italie, se contentent du jeu des stabilisateurs automatiques (c'est-à-dire ils ne réagissent pas à la baisse des recettes fiscales et à l'augmentation des dépenses de protection sociale liées à la conjoncture économique, mais ils n'engagent pas non plus de dépenses supplémentaires ou de baisses d'impôt pour stimuler la croissance), en raison notamment de leur faible marge de manœuvre (niveau élevé de l'endettement public italien, déficits jumeaux irlandais). En revanche, certains pays, comme l'Allemagne ou l'Autriche, ont mis en place des plans de baisse d'impôts et d'augmentation de la dépense publique représentant 1,4% du PIB pour l'année 2009. Pour l'UE dans son ensemble, les baisses d'impôts et l'augmentation de la dépense publique devrait représenter 0,87%, (soit un niveau bien moins élevé qu'aux Etats-Unis ou en Chine) tandis que les prêts subventionnés et garanties d'emprunt devraient s'élever à 2,1% du PIB.
Enfin, les priorités varient d'un pays à l'autre. Si l'augmentation de l'investissement public représente 43% du montant des plans de relance dans l'UE, elle joue un rôle beaucoup plus important dans les relances espagnole, française ou polonaise que dans les relances autrichienne ou britannique par exemple.
Note : les montants concernent uniquement l'année 2009
Données réunies et mises en forme pour la Fondation Robert Schuman, © FRS
3. La cohésion européenne à l'épreuve de la crise
3.1 La nécessaire mise en place de mécanismes de sauvegarde
Dans la situation actuelle, il existe plusieurs risques de renforcement à court terme de la crise en Europe qui doivent conduire à la mise en place de mécanismes de sauvegarde, en particulier le risque de crise de change et le risque de faillites de banques. Il est essentiel de définir des plans d'action dans l'hypothèse où ces risques deviendraient des menaces réelles.
Le premier de ces risques est la possibilité de crise de change dans les pays non membres de l'euro, par exemple la Lettonie, l'Estonie, la Lituanie, la Roumanie ou la Hongrie. Les déficits jumeaux et la chute de la croissance dans ces pays sont une source de grande fragilité de la monnaie. La dépréciation du change rend en outre plus difficile le remboursement des emprunts contractés en devises étrangères et le risque d'insolvabilité fait pression à la baisse sur la monnaie locale, créant une spirale auto-réalisatrice. Il est essentiel dans ce contexte que l'Union européenne soit prête à intervenir financièrement pour empêcher une crise de change dont les effets seraient désastreux, non seulement pour les économies concernées, mais aussi pour leurs voisins qui y ont des intérêts financiers et commerciaux. Plusieurs instruments d'intervention doivent être envisagés dans ce cadre :
• l'assurance de prêts d'urgence (en €) de la BCE aux Banques centrales des pays menacés en cas de déclenchement d'une crise. Il s'agit notamment de renforcer la capacité des Banques centrales des pays menacés de défendre leurs monnaies face à des attaques spéculatives et d'assurer la liquidité des banques locales. Cette solution a d'ores et déjà été utilisée pour la Hongrie en octobre 2008 : la BCE avait alors mis à disposition de la Banque centrale hongroise une ligne de crédit de 5 milliards €. La BCE pourrait en outre collaborer avec le FMI pour coordonner à l'avance une intervention commune dans l'éventualité où une autre intervention de grande ampleur serait nécessaire pour d'autres pays.• la création d'un fonds de garantie européen destiné à apporter un soutien aux pays risquant ou subissant une crise de change. Ces pays sont particulièrement exposés à un tarissement du crédit et à une hausse des taux d'intérêt pour les entreprises. Il s'agit de permettre un assainissement de la situation économique de ces pays en permettant le refinancement des acteurs économiques touchés par les restrictions du crédit, dans le cadre de prêts en monnaie locale. Pour alimenter ce fonds, il est souhaitable de mobiliser la Banque européenne d'investissement (BEI), le budget communautaire et des contributions des Etats membres. Ce type d'instrument rassurerait les marchés financiers sur la solvabilité des entreprises et des ménages.
• le versement des fonds structurels dans ces pays pour soutenir l'investissement devrait être accéléré. Ce mouvement a été engagé par la Commission, mais il doit être amplifié et surtout une réflexion rapide doit être conduite au niveau européen pour envisager une augmentation des fonds structurels engagés au titre de 2007-2013 : il faut rassurer sur le fait que l'accélération du versement des fonds structurels ne sera pas suivi par un ralentissement brutal rendu nécessaire par le respect de l'enveloppe budgétaire prévue pour 2007-2013. Ceci suppose une augmentation du budget communautaire ou l'ouverture d'un emprunt européen, proposition qui a le soutien du FMI. Un emprunt européen suppose néanmoins de changer, au moins temporairement, les règles actuelles qui interdisent que le budget communautaire soit en déficit et de préciser des règles qui en encadreraient les modalités et les objectifs.
Des prêts d'urgence de la BCE et des aides financières exceptionnelles appuyés par un emprunt européen doivent correspondre à la prévention de situations extrêmes. Ils ne doivent en aucun cas justifier un relâchement des efforts d'assainissement des économies exposées à des risques de crise de solvabilité. Ces efforts sont nécessaires pour rassurer créanciers et investisseurs. En particulier, le niveau des taux (et spreads) actuels dans des pays ayant laissé dériver leurs finances publiques dans le passé comme l'Italie ou la Grèce ne justifient pas pour l'instant qu'ils bénéficient d'un emprunt européen. Le taux d'intérêt des obligations d'Etat à 10 ans était en janvier 2009 de 4,8% pour la Grèce et 4,6% pour l'Italie, contre respectivement 5,6% et 4,6% en moyenne depuis le lancement de l'euro en janvier 1999 (ou encore 15,3% et 10,4%, respectivement, en janvier 1996).
Le risque de faillites bancaires doit également être examiné et anticipé. Jusqu'ici, les Etats ont cherché à prévenir ce type d'événements en renforçant les capitaux propres des banques et en envisageant la constitution de bad banks destinées à délester les banques de leurs actifs dits "toxiques". Cependant, la situation actuelle aux Etats-Unis et en Europe montre que ces mesures pourraient ne pas suffire. Dans un tel cas, il existe deux solutions. La première consiste à nationaliser les banques. C'est une alternative qui est désormais sérieusement envisagée des deux côtés de l'Atlantique. Elle présente néanmoins l'inconvénient (comme les deux premières solutions) d'être très coûteuse à un moment où l'endettement des Etats explose. C'est pourquoi la deuxième solution disponible, proposée par François Meunier [10], mérite d'être envisagée sérieusement au niveau communautaire. Il s'agit de convertir une partie de la dette obligataire des banques menacées d'insolvabilité en actions à dividende prioritaire sans droit de vote [11]. Ceci aurait pour effet simultané d'augmenter les fonds propres et de diminuer la dette. C'est là une forme d'expropriation, et il ne s'agit donc d'utiliser ce mécanisme que dans le cas de risques d'insolvabilité avérés, mais c'est une solution rapide, peu coûteuse et qui a montré son efficacité dans le passé (crise des années 1930, crise en Suède au début des années 1990) puisqu'elle bénéficie en définitive également aux créanciers dont les obligations ont été converties en action si la banque est ainsi sauvée de la faillite.
3.2 L'insuffisante coordination des plans de relance et la tentation du protectionnisme
Les politiques budgétaires européennes sont peu coordonnées au niveau européen. Le seul mécanisme existant est celui du Pacte de stabilité et de croissance, qui exige des Etats membres de la zone euro qu'ils maintiennent leurs déficits en dessous de 3% du PIB, que leur dette publique reste inférieure à 60% du PIB et qu'ils respectent l'objectif budgétaire à moyen terme d'une position proche de l'équilibre ou excédentaire. Les 2e et 3e objectifs ont été insuffisamment remplis par de nombreux pays avant la crise : alors même qu'ils connaissaient une croissance forte, ils ne sont pas revenus à l'équilibre budgétaire, ce qui limite les marges de manœuvre en période de crise. Une application plus dynamique du Pacte de stabilité et de croissance à l'avenir sera nécessaire : en période de crise comme actuellement (lorsque le recul du PIB dépasse 0,75%), les textes permettent un dépassement de la limite de 3% de déficit (avec l'autorisation de la Commission lorsque le recul du PIB est compris entre 0,75 et 2%). Le lancement de la procédure de déficit excessif contre plusieurs Etats membres (Espagne, Grèce, Irlande, France, Lettonie et Malte) semble pour le moins surprenante au moment où la Commission appelle à la mise en place de plans de relance. En revanche, en période de croissance forte, il conviendra de s'assurer que l'objectif de retour à l'équilibre budgétaire est atteint et la Commission devra se montrer plus vigilante à cet égard, par exemple en demandant l'adoption par les Etats membres d'un code de responsabilité budgétaire imposant une gestion véritablement contracyclique du budget. Enfin, il serait important de donner une mission de suivi de l'endettement privé (banques, entreprises et ménages) à la BCE, de façon à pouvoir avertir les pays qui s'exposeraient à un endettement privé trop important.
Au-delà du mécanisme du Pacte de stabilité et de croissance, la coordination des politiques budgétaires est faible dans l'UE, particulièrement en période de crise. Pour répondre à ce vide, la Commission a publié une communication [12] dans laquelle elle précisait les objectifs pour les plans de relance nationaux : un total de 170 milliards € (équivalant à 1,2% du PIB de l'UE) à l'échelle de l'UE et une priorité donnée aux investissements destinés à renforcer la compétitivité de long terme de l'UE et aux efforts d'aide au retour à l'emploi. Pour autant, peu de mécanismes de suivis et de coordination réelle ont été mis en place, ce qui a conduit à des plans de relance de tailles et de compositions très hétérogènes. Par ailleurs, la Commission a été insuffisamment claire sur les différences de situations entre les Etats membres : or les marges de manœuvre ne sont pas identiques selon les pays. Il serait donc souhaitable que la Commission mette en œuvre un mécanisme de suivi transparent des plans de relance, permettant le partage des meilleures pratiques et l'évaluation au niveau européen de l'effort réalisé.
Enfin, la Commission devrait inciter les Etats membres à discuter des modalités envisagées des plans de relance au niveau européen dans le cadre du Conseil ECOFIN de sorte que les instruments utilisés fassent l'objet d'un accord commun, garantissant par là qu'ils ne seront pas remis en cause par la suite, ce qui est un élément nécessaire de prévisibilité économique dans un contexte marqué par l'incertitude. Or, nous sommes en l'occurrence dans une situation inverse : le plan de soutien français au secteur de l'automobile (imité par l'Espagne) n'a pas fait l'objet d'une discussion préalable à Bruxelles et a été ensuite vivement critiqué par la présidence tchèque du Conseil de l'UE et par la Commission, qui l'a finalement accepté le 28 février. Le Conseil européen a été réuni, le 1er mars, pour aborder cette question mais le mal est fait : l'UE a affiché des divisions et des quiproquos regrettables. Sur le fond, le débat a en effet manqué de précision. Il serait souhaitable pour l'UE de protéger le secteur automobile d'une crise de liquidité en raison de son poids dans l'emploi, l'activité économique et le développement technologique. Il est donc tout à fait légitime d'envisager des prêts subventionnés aux constructeurs, l'Etat leur garantissant ainsi un accès à la liquidité. Ce principe pourrait faire l'objet d'un accord au niveau européen qui fixerait les montants pertinents. Il est regrettable que cela n'ait pas été le cas. La question qui se pose est celle des contreparties à des prêts de cette nature. La France a demandé le maintien des emplois et des usines en France, sans plan social. C'est cette exigence, justifiée par l'engagement de l'argent des contribuables français, qui a suscité des accusations de protectionnisme. Cependant, il convient de ne pas surestimer cette clause. D'abord parce que l'interdiction de licencier n'empêche pas, malgré les apparences, les réductions d'effectifs : Peugeot-Citroën a ainsi annoncé la suppression de 6 000 à 7 000 emplois sur la base de départs volontaires, de non remplacement des départs à la retraite et de CDD arrivant à échéance. Ensuite, si la clause consiste à interdire les délocalisations au sens strict (c'est-à-dire la suppression d'emplois ou de sites de production en France pour les installer à l'étranger), elle n'empêchera en aucun cas les constructeurs français de renforcer leurs effectifs à l'étranger (par exemple pour compenser les baisses d'effectifs en France). En effet, une création d'emploi à l'étranger n'a pas nécessairement pour contrepartie un licenciement en France. Cette mesure n'est pas aussi protectionniste ou protectrice ! Ainsi, la communication dont elle a fait l'objet témoigne d'une très grande maladresse. C'est pourquoi une discussion préalable avec les partenaires européens aurait été souhaitable. Il n'est pas du tout improbable qu'un accord aurait pu être trouvé, permettant de coordonner les plans de soutiens à l'automobile nationaux, et d'annoncer un plan de soutien européen à l'automobile et de ne pas faire naître des accusations de protectionnisme risquant de mener à une surenchère.
Plus généralement, d'autres solutions exceptionnelles doivent être envisagées au niveau européen pour lutter contre la crise du financement des entreprises. La possibilité pour la BCE de créer une ligne de crédit spéciale pour l'achat de billets de trésorerie en est un exemple. Ce mécanisme permettrait de relâcher la contrainte de liquidité des entreprises et limiterait le recours aux Etats pour le refinancement des grandes entreprises. A plus long terme, la possibilité d'augmenter le budget communautaire dédié à la recherche, à la formation d'ingénieurs et à l'innovation serait un autre moyen de soutenir les entreprises industrielles européennes sans distinction de nationalité. Cet effort pourrait être renforcé à l'occasion de la crise comme l'a suggéré le président d'EADS, Louis Gallois [13].
Il est en outre nécessaire que les Etats membres énoncent clairement leur opposition au protectionnisme et leur attachement au marché intérieur. C'est un atout majeur pour l'Europe: la liberté de circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes doit protéger de la tentation du repli sur soi. Il est essentiel que l'UE porte ce message au niveau international. D'abord auprès des Etats-Unis, une relance de la coopération transatlantique en matière d'intégration commerciale serait un signe très fort [14]. L'une des causes majeures de l'accentuation de la dépression dans les années 1930 fut la généralisation des mesures de protection à la suite de l'adoption du tarif Smoot-Hawley aux Etats-Unis en 1930, qui augmenta fortement les droits de douane américains. Entre 1929 et 1938, les échanges mondiaux reculèrent ainsi de 75%, provoquant la hausse du chômage (de 9% à 25% aux Etats-Unis entre 1930 et 1932, de 4 à 12 millions de chômeurs au cours de la même période en Allemagne) et la montée des nationalismes. Aller à l'encontre des tentations protectionnistes serait donc un signal très rassurant. Au niveau international, ce signal pourrait passer par la relance du cycle de Doha [15]. Une initiative européenne en ce sens lors de la réunion du G20 le 2 avril à Londres serait à la hauteur de l'enjeu.
3.3 Le problème de l'endettement des Etats
En s'engageant dans les plans de relance, les Etats substituent l'endettement public à l'endettement privé. Celui-ci, rendu très difficile par des conditions financières défavorables, ne peut plus assumer son rôle moteur. Les entreprises et les particuliers, qui s'étaient massivement endettés ces dernières années, sont entrés dans une phase de "deleveraging", c'est-à-dire de liquidation de leurs dettes. L'endettement public prend donc le relais des entreprises, mais la dépense publique est moins efficace que celle privée lorsqu'elle investit dans des projets qu'elle ne maîtrise qu'imparfaitement. La soutenabilité de la dette publique devient alors une question importante [16].
L'ampleur des plans de relance, et donc des déficits budgétaires futurs et de l'augmentation de la dette publique qui en résultera (Figure 10), est très élevée. Une partie est directement investie, d'autant que l'autre est simplement prêtée, notamment aux banques, avec l'objectif d'en tirer des plus-values dans quelques années. Certains pays ayant accumulé des excédents budgétaires ces dernières années ou ayant réduit de façon significative leur dette publique ont des marges de manœuvre plus importantes : c'est le cas de l'Allemagne ou des Pays-Bas de par leurs excédents commerciaux, ou de l'Espagne via une politique de rigueur budgétaire. La capacité des pays à financer leur relance est donc inégale. De fait, l'ampleur des plans de relance, dont chaque pays aurait besoin, ne correspond pas forcément à ses capacités réelles. Ainsi la Grèce ou l'Italie, sévèrement touchées, ont déjà une dette publique considérable (Figure 10). Les critères du Pacte de stabilité et de croissance n'ayant pas été totalement respectés, la situation dans l'Union européenne est disparate et les effets du plan européen s'en ressentiront.
Données réunies et mises en forme pour la Fondation Robert Schuman, © FRS
Ces différences entre les pays de la zone euro induisent des tensions divergentes sur les taux d'intérêt. Les pays affaiblis, comme la Grèce ou l'Espagne, voient la notation de leur dette publique dégradée et leur taux d'intérêt réels monter, tandis que ceux de l'Allemagne ou de la France restent relativement stables. La dispersion des taux d'intérêts dans la zone euro, qui avait eu tendance à se réduire après l'adoption de la monnaie commune, recommence à augmenter : elle a plus que doublé en une année. L'écart des taux entre la Grèce et l'Allemagne est de 2%, et ce pour une même monnaie (Figure 11). Cette dispersion montre que les investisseurs ont une vision de plus en plus éclatée et différenciée de la zone euro.
Données réunies et mises en forme pour la Fondation Robert Schuman, © FRS
Mais elle est aussi l'occasion d'un transfert entre les 16 pays de la zone euro : les pays les plus touchés bénéficient de taux plus bas que ceux qu'ils auraient s'ils étaient hors zone euro tandis que les pays les plus sûrs, comme l'Allemagne, voient leurs taux monter. Autrement dit, l'existence d'une monnaie commune amortit l'effet des relances sur les taux et organise une aide entre les pays : les pays ayant traditionnellement les taux les plus bas paient pour ceux qui ont les plus hauts. La réduction de la dispersion par le haut est une façon de redistribuer les coûts de la crise. Une concertation entre les pays est nécessaire pour éviter l'apparition de tensions entre eux [17].
La hausse des taux des obligations d'Etat crée des tensions à court et moyen terme et pénalise le marché du crédit et l'économie. Les entreprises se financent plus difficilement sur les marchés en raison des tensions à la hausse sur les taux mais aussi parce que les capitaux préfèrent la sécurité des émissions publiques. L'ampleur des plans de relance fait pression à la hausse sur les taux, les rendant plus cher tout en ne garantissant pas leur efficacité.
Le risque, à moyen terme, est de voir les agents économiques s'intéresser moins à la sécurité de leurs investissements qu'à leur qualité et à leur rentabilité. S'en suivrait alors une hausse des taux et un possible "krach obligataire", les dettes émises actuellement perdant de leur valeur. La charge des intérêts deviendrait alors très lourde. La question de la sortie de crise, à savoir que fait-on de toutes ces dettes publiques ?, est une question vitale qu'il convient de se poser dès à présent. Certains pays tentés par la monétisation de leur dette ou l'inflation pourraient à terme aggraver la crise. Préparer dès maintenant la gestion de la dette publique est aussi l'une des conditions de sortie de crise.
3.4 Une exigence de solidarité face aux conséquences sociales de la crise
Selon les prévisions du FMI ou de la Commission européenne, le chômage dans l'Union européenne va augmenter rapidement en 2009 et 2010. Cependant, si le taux moyen sera environ de 8,75% en 2009, tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne : de 4,1 % aux Pays-Bas jusqu'à 16,1 % en Espagne (Tableau 3). Face à la disparité des situations sociales, la solidarité européenne est nécessaire. La faible mobilité des travailleurs en Europe, comparée à celle aux Etats-Unis, ne permet pas à ceux-ci d'équilibrer les taux de chômage entre pays : il est peu probable qu'un Espagnol se déplace aux Pays-Bas pour y trouver du travail. Cette singularité européenne rend la gestion des conséquences sociales difficile.
Si les politiques sociales restent principalement nationales, l'Union européenne a un rôle dans la redistribution interrégionale pour aider les pays les plus touchés. Cette politique est bénéfique à l'ensemble des Etats membres à long terme [18]8. Jusqu'à présent, la Commission a joué ce rôle en aidant les régions les plus pauvres à être plus compétitives. Elle associe étroitement cohésion et compétitivité, refusant une conception "passive" des politiques sociales.
Pour participer à l'effort de solidarité en faveur des victimes de la crise, la Commission a mobilisé le Fonds social européen (FSE), ainsi que le Fonds européen d'ajustement à la mondialisation dont l'objet est de financer des politiques actives d'aide au retour à l'emploi pour les travailleurs ayant perdu leur emploi par suite de la libéralisation des échanges. Cet effort doit permettre de redynamiser les régions les plus touchées par la crise en les aidant à moderniser ou réorienter leurs activités économiques pour passer le cap de la crise. Néanmoins, le budget communautaire ne représente que 1% du PNB de l'UE et la contribution de l'UE sera peu représentative par rapport aux plans nationaux (probablement 0,3% du PIB de l'UE) [19].
Face à cette situation, les Etats gardent donc une responsabilité essentielle en donnant au projet de solidarité européenne les moyens de ses ambitions et en favorisant les accords d'aide et de soutien. Dans ce cadre, une place particulière pourrait être donnée aux efforts de formation permettant la reconversion des chômeurs et des salariés des secteurs en déclin. La Commission pourrait également faciliter cet effort en limitant les démarches administratives associée au Fonds européen d'ajustement à la mondialisation, par exemple en préétablissant un plan d'action, organisé autour de mesures de formation professionnelle, d'aides personnalisées à la recherche d'emploi et d'incitations à la mobilité géographique, qui permettrait un montage et un examen rapides des dossiers de façon à ce que les Etats puissent entrer en action dans un délai très court, avec une combinaison de moyens financiers communautaires et nationaux.
Conclusion
Alors que la Commission peine à coordonner les politiques des Etats membres face à la crise, il est essentiel que des initiatives fortes soient prises pour que la récession ne devienne pas dépression. Ceci implique notamment la mise en place d'instruments de sauvegarde destinés à protéger l'Union européenne des effets dévastateurs des crises de changes (assurance de prêts de la BCE aux Banques centrales faisant face à des crises de change, coordination avec le FMI, fonds de garantie européen, augmentation des fonds structurels) ou de faillites bancaires (possibilité de convertir de la dette obligataire en action en cas de défaut). Ces instruments ne doivent pas néanmoins limiter la discipline budgétaire nécessaire des Etats membres dont la dette publique est d'ores et déjà trop élevée. Pour les autres pays, il est important de clairement indiquer que des efforts seront mis en œuvre au terme de la crise pour assainir les finances publiques.
Il faut également accroître l'effort de coordination des plans de relance pour que les pays s'entendent sur les instruments à utiliser, assurent la rapidité et l'efficacité de leur mise en œuvre et coupent court aux rumeurs de protectionnisme. La possibilité pour la BCE de créer une ligne de crédit spéciale pour l'achat de billets de trésorerie pourrait, par exemple, permettre de relâcher la pression sur ce point en limitant le recours aux Etats pour le refinancement des grandes entreprises. Des initiatives au niveau international (relance de la coopération transatlantique en matière d'intégration commerciale, conclusion du cycle de Doha à l'OMC) sont nécessaires pour envoyer un signal fort de refus du protectionnisme. Par ailleurs, la crise sociale associée à la crise économique rend également nécessaire une réponse des Etats et de la Commission qui pourrait trouver sa cohérence autour d'un objectif commun de renforcement de l'effort de formation professionnelle en faveur des chômeurs et de l'aide au retour à l'emploi.
Enfin, les hommes politiques européens doivent faire preuve de responsabilité, en particulier au moment des élections européennes de juin prochain. L'esprit européen doit l'emporter sur la tentation du repli sur soi. Des solutions, cherchées et apportées ensemble, peuvent et doivent constituer le fondement d'une solidarité européenne qui est la meilleure protection contre le risque de transformation de la récession en dépression.
[1] Brunnermeier K. (2008), 'Deciphering the 2007-2008 Liquidiy and Credit Crunch', Journal of Economic Perspectives, 2009, 23(1). Ou encore, Lirzin F. (2008), 'L'Union européenne face à la crise financière : quelles réponses ?', Policy paper de la Fondation Robert Schuman, Question d'Europe n°110 (http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0110-l-union-europeenne-face-a-la-crise-financiere-quelles-reponses) et Jamet J-F (2008), "Quelle peut-être la réponse européenne face à la crise financière ?", Revue d'Economie Financière, juin 2008.
[2] Bernanke B. (2007), 'Global Imbalances: Recent Developments and Prospects', speech delivered for the Bundesbank Lecture, Berlin, Germany. http://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/bernanke20070911a.htm
[3] Voir Frieden J. A. "Chacun pour soi, la crise pour tous !", Telos http://www.teloseu.com/fr/article/chacun_pour_soi_la_crise_pour_tous
[4] Sur le cas italien, on se reportera à J-F. Jamet (2009), "De l'endettement à la stagnation : une maladie macro-économique italienne", à paraître en février 2009 dans le n. 68 de Confluences méditerranée : "Italie, le grand bond en arrière ?".
[5] Voir Aghion P., Cohen E. et Pisani-Ferry J., Politique économique et croissance en Europe, Rapport du Conseil d'Analyse Economique, 2006 ; ou Villieu P. (2003), "Pacte de stabilité, crédibilité du policy mix et coordination des politiques budgétaires en union monétaire", Revue économique 2003- 1 (Vol. 54).
[6] Voir Bizimana O. et Eluere O. (2008), "France : quels effets attendre du plan de relance ?", Crédit Agricole Eco News n°120. Voir également Saha D. et von Weizsäcker J. (2008), 'Estimating the size of the European stimulus packages for 2009', Bruegel Policy Brief, Issue 2008/12.
[7] La formation professionnelle tout au long de la vie, Rapport de la Cour des Comptes, La Documentation française, 2008. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapportspublics/084000627/index.shtml
[8] Communication de la Commission au Conseil européen, Un plan européen pour la relance économique, 26 novembre 2008 - COM(2008) 800.
[9] Saha D. et von Weizsäcker J. (2008), 'Estimating the size of the European stimulus packages for 2009', Bruegel Policy Brief, Issue 2008/12.
[10] François Meunier, "Pour sauver les banques, regardons leurs dettes", Telos, 13 Février 2009. http://www.telos-eu.com/fr/article/pour_sauver_les_banques_regardons_les_dettes
[11] La dette obligataire est la dette financée par des emprunts sur le marché obligataire (et non par des banques comme c'est le cas pour la dette bancaire). Les actions à dividende prioritaire sans droit de vote donnent droit à un dividende plus élevé en contrepartie de l'abandon du droit de vote : les dividendes sont d'abord attribués aux détenteurs des actions à dividende prioritaire, puis le solde est réparti entre les actionnaires "classiques". En outre, en cas de liquidation judiciaire, les détenteurs des actions à dividende prioritaire ont priorité en cas de remboursement des actionnaires. Le fait de convertir une partie de la dette obligataire en actions à dividende prioritaire sans droit de vote a l'avantage pour les détenteurs de dette obligataire de leur offrir la garantie de passer avant les autres actionnaires dans la distribution des dividendes (mais aussi en cas de liquidation). Cela assure aussi aux actionnaires en place que la structure du pouvoir n'est pas modifiée.
[12] Communication de la Commission au Conseil européen, Un plan européen pour la relance économique, 26 novembre 2008 - COM(2008) 800.
[13] Louis Gallois, "Il faut une politique industrielle européenne", Le Monde, 19 février 2009
[14] Sur ce point, on se réfèrera à Jean-François Jamet, "Leveraging the transatlantic partnership to fight the global economic crisis", Groupe Stratégique franco-américain, Fondation Robert Schuman - Centre des relations transatlantiques de l'Université Johns Hopkins, janvier 2009. http://www.robert-schuman.eu/fr/doc/actualites/jfjamet_court.pdf
[15] Voir à ce sujet l'article d'Antoine Bouet et David Laborde, "La libéralisation du commerce est-elle nécessaire ?", Telos, 13 janvier 2009. http://www.teloseu.com/fr/article/la_liberalisation_du_commerce_est_elle_necessaire
[16] Voir OCDE (1999), "La gestion de la dette publique à la croisée des chemins", OECD Economic Outlook No. 66, chapitre 6.
[17] Darvas Z. et Pisani-Ferry J. (2008), 'Avoiding a new European divide', Bruegel Policy Brief, Issue 2008/10. http://www.bruegel.org/10245
[18] Sapir A., Trade liberalization and the harmonization of social policies: lessons from European integration, C.E.P.R. Discussion Papers.
[19] Communication de la Commission au Conseil européen, Un plan européen pour la relance économique, 26 novembre 2008 - COM(2008) 800.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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