Vu d'Amérique: ce qu'il faut attendre de la présidence française de l'Union européenne (juillet-décembre 2008) - 2ème partie [1]

Les relations transatlantiques

Justin Vaïsse

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16 juin 2008

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Vaïsse Justin

Justin Vaïsse

Directeur de recherche à la Brookings Institution.

Vu d'Amérique: ce qu'il faut attendre de la présidence française de l'Union euro...

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Première priorité : l'Europe de la défense

La "politique européenne de sécurité et de défense" (PESD) fêtera son 10ème anniversaire durant la présidence française. Il peut donc être utile de rappeler ce qui a été fait durant la dernière décennie avant de détailler les projets de Nicolas Sarkozy. La PESD a été lancée à Saint-Malo le 4 décembre 1998 lorsque Tony Blair et Jacques Chirac ont décidé que l'Union européenne devait avoir "une capacité autonome d'action appuyée sur des forces militaires crédibles". En moins de dix ans, la PESD est passée de la non-existence à la mise en œuvre de plus de 20 opérations à l'étranger qui ont essentiellement consisté en des missions de nature civile - mais 5 d'entre elles au moins ont impliqué des troupes de combat [2]. La PESD constitue une sorte de "révolution" pour un continent plus habitué à fournir au monde des guerres qu'un surcroît de stabilité [3]. La dernière opération au Tchad, dirigée par un général irlandais, vise à sécuriser la frontière et les camps de réfugiés du Darfour et comporte des contingents substantiels de troupes polonaises, suédoises et autrichiennes, la principale contribution à la force étant française. Comme le montre cet exemple, la PESD n'a pas pour objectif la défense territoriale traditionnelle de l'Europe (il s'agit encore de la responsabilité suprême des États eux-mêmes et de l'OTAN), mais cherche à donner à l'Union la capacité de contribuer à la stabilité mondiale et d'assurer sa propre sécurité, en intervenant partout dans le monde, y compris dans des environnements hostiles ou sans l'aide de l'OTAN si les États-Unis ne peuvent ou ne souhaitent pas être impliqués.

Nicolas Sarkozy a fait du renforcement de l'Europe de la défense l'une des priorités de la présidence française de l'Union européenne. "Face à l'ampleur des menaces et des crises, le développement d'une Europe de la défense efficace est une nécessité stratégique" a-t-il annoncé [4]. Mais deux obstacles majeurs persistent. Le premier tient à la suspicion que la PESD pourrait représenter un danger pour l'OTAN, dans une sorte de jeu à somme nulle, les progrès de la première marginalisant la seconde ; et tous les membres de l'OTAN souhaitent éviter de contrarier Washington sur ce terrain. Le second obstacle, plus important, concerne les capacités militaires de l'Union. La majorité des Etats européens ne paient tout simplement pas assez pour leur sécurité. Comme l'a dit Nicolas Sarkozy, "nos deux budgets de défense [britannique et français] représentent les deux tiers du total de ceux des 25 autres Etats membres, et nos budgets de recherche de défense, le double. [...] On ne peut pas continuer avec 4 pays [5] qui payent pour la sécurité de tous les autres" [6].

Nicolas Sarkozy a un plan pour surmonter ces deux obstacles. Tout d'abord, il vise à rassurer ses partenaires européens en leur montrant que la PESD et l'OTAN ne sont nullement concurrentes. À cet effet, il s'est déjà rapproché de Washington et a même indiqué que la France réintègrerait pleinement le commandement intégré de l'OTAN, que le Général de Gaulle avait quitté en 1966, si des progrès étaient réalisés en matière de PESD. Dès le mois d'août 2007, il avait fait cette annonce : "Je souhaite que dans les prochains mois nous avancions de front vers le renforcement de l'Europe de la défense et vers la rénovation de l'OTAN et, donc, de sa relation avec la France. Les deux vont ensemble. Une Europe de la défense indépendante et une organisation atlantique où nous prendrions toute notre place" [7]. Aucun pays n'est mieux placé que l'Amérique pour se porter garant de l'absence de tout danger de la PESD pour l'OTAN, et c'est précisément ce qu'a obtenu Nicolas Sarkozy en échange de ses initiatives, d'abord de la représentante américaine auprès de l'OTAN en février 2008 ("L'Europe a besoin d'une structure dans laquelle elle peut agir de manière indépendante, et nous avons besoin d'une Europe capable et volontaire pour agir en ce sens, afin de protéger les intérêts et valeurs que nous partageons. [...] Une PESD ne disposant que de "soft power" n'est pas suffisante." [8]), puis de George W. Bush lors du sommet de Bucarest où il a déclaré que l'Union européenne devait être un acteur puissant et efficace sur la scène internationale, y compris sur les questions de sécurité. Le plan en trois étapes de Nicolas Sarkozy vise à clarifier la politique de défense de la France (c'est l'objectif du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale qui doit être achevé en juin [9]), à lancer des idées et des initiatives pour la PESD durant la présidence française, et à négocier les derniers aspects de la pleine réintégration de la France dans le commandement militaire de l'OTAN avec la nouvelle Administration américaine, à temps pour le 60ème sommet de l'OTAN à Strasbourg et Kehl en avril 2009. D'un point de vue de politique intérieure, il sera beaucoup plus aisé d'annoncer le nouveau statut de la France sous une Administration Obama, voire McCain, que sous l'actuelle Administration Bush.

Alors que le premier obstacle est de nature politique - et en fait largement symbolique - le second, sur les capacités, est beaucoup plus sérieux et plus difficile à traiter. Une fois les partenaires européens rassurés sur le fait que la PESD et l'OTAN se renforcent mutuellement au lieu de se concurrencer, comment les persuader d'augmenter leurs dépenses en matière de défense ? L'idée générale consiste à fixer des objectifs contraignants, à la manière des critères de Maastricht pour la création de l'euro dans les années 1990. La France travaille notamment à l'établissement d'une "coopération structurée permanente" en matière de défense, une innovation institutionnelle prévue par le traité de Lisbonne. Mais au lieu d'accueillir uniquement un très petit noyau d'États membres qui satisferaient à des critères stricts comme le ratio des dépenses militaires par rapport au PIB, les investissements en R&D militaire, etc. cette coopération structurée permanente accueillerait les contributions de tous les États prêts à s'engager. Elle continuerait à définir des objectifs ambitieux et contraignants, mais ils seraient à la carte plutôt qu'au menu, de manière à intégrer les efforts des États les plus petits ou les moins riches, notamment d'Europe centrale et orientale.

Au-delà de cette nouvelle "coopération structurée permanente", quels sont les objectifs concrets de la présidence française dans le domaine de la défense ? Il s'agit d'abord de favoriser des avancées en matière de capacités, qui peuvent être atteintes par la mise en commun des moyens ou par la création de budgets dédiés communs, notamment pour les hélicoptères de combat, le transport stratégique (les premiers avions A400-M ne seront fournis aux Etats membres qu'au début des années 2010) et les capacités spatiales. La France essaiera aussi d'améliorer la mise en commun des fournitures d'armements au sein de l'Union, qui reste l'exception plutôt que la règle, par le biais de l'Agence européenne de la défense. Elle devrait aussi lancer un programme d'échange européen pour les officiers en début de carrière, une sorte "d'Erasmus militaire". La Stratégie européenne de sécurité de 2003 [10] pourrait être amendée de manière à prendre en compte les récents changements géopolitiques. La France souhaite également améliorer les capacités de planification de la PESD, dossier qui fait l'objet de toutes sortes d'analyses paranoïaques par les observateurs europhobes, suggérant que cela conduira à rien moins que la destruction de l'OTAN (ce que même l'URSS n'a pas réussi à faire) [11]. En fait, l'idée n'est évidemment pas de dupliquer les moyens gigantesques de SHAPE (le quartier général de l'OTAN) avec ses milliers d'officiers, mais de faciliter la transition entre la planification stratégique générale, faite à Bruxelles par l'État-major de l'Union européenne (EMUE), et la planification opérationnelle, plus concrète, faite par la "nation cadre" choisie pour une opération (lorsque les capacités de l'OTAN ne sont pas utilisées pour cette mission), en ajoutant quelques officiers supplémentaires à Bruxelles.

C'est précisément dans cet esprit pragmatique que Nicolas Sarkozy, Bernard Kouchner, ministre français des Affaires étrangères, et Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'État français aux Affaires européennes, envisagent de prendre différentes mesures pour tenter d'améliorer les relations entre l'OTAN et l'Union européenne (c'est-à-dire la PESD). Le problème qui se pose actuellement est que ces relations sont soit insuffisantes (au niveau politique : les accords de Berlin+ sont entravés par la querelle turco-chypriote), soit non-existantes (au niveau opérationnel, ce qui pose de plus graves problèmes potentiels, en Afghanistan ou au Kosovo). En signe de bonne volonté, Jean-Pierre Jouyet s'exprimera devant le Conseil de l'Atlantique Nord, l'instance politique suprême de l'OTAN, afin de présenter les priorités de la présidence française en matière de PESD. Bernard Kouchner convoquera un atelier de travail OTAN-UE à Paris, avec Javier Solana et Jaap de Hoop Scheffer, Secrétaire général de l'OTAN, afin d'étudier les meilleurs moyens de remédier aux problèmes actuels.

Au bout du compte il est fort probable que Nicolas Sarkozy sera attaqué non seulement par certains de ses concitoyens qui lui reprocheront de trop céder à l'OTAN et aux États-Unis sans recevoir suffisamment en retour en matière de PESD, mais aussi par les atlantistes qui lui reprocheront de survendre le retour complet de la France dans la structure intégrée de l'OTAN et d'être un "cheval de Troie conçu, finalement, pour détruire l'Alliance atlantique de l'intérieur" [12]. Peut-être ces deux exagérations serviront-elles à confirmer qu'il est sur la bonne voie [13].

Deuxième priorité : l'énergie et le climat

L'énergie et le changement climatique, notamment la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour lutter contre le réchauffement de la planète, ainsi que la sécurité énergétique de l'Europe, constituent la deuxième priorité de la présidence française.

La date importante dans ce domaine est celle de la conférence de l'ONU sur le changement climatique qui doit avoir lieu à Copenhague en décembre 2009, suite à la conférence de Bali en 2007. Pour que l'Europe soit prête, et qu'elle soit en mesure de jouer le rôle de leader auquel elle aspire sur cette question, elle doit elle-même se mettre en ordre de marche. Le Conseil européen a adopté un ambitieux "Plan 2020" sous présidence allemande en mars 2007 : réduire les émissions de gaz à effet de serre de 20% (par rapport au niveau de 1990), diminuer l'utilisation d'énergies primaires de 20% et augmenter à 20% l'utilisation de sources d'énergies renouvelables (qui couvrent actuellement 8,5% du mix énergétique), le tout d'ici 2020. Le 23 janvier 2008, la Commission européenne a présenté une proposition de directive indiquant le pourcentage d'énergies renouvelables que chaque État membre devrait atteindre d'ici 2020, et suggérant également une extension du système communautaire d'échange de quotas d'émission (ETS), le marché européen d'émissions de dioxyde de carbone. Cette proposition est actuellement en cours de négociation entre les États, et la future présidence française espère poursuivre les efforts de l'actuelle présidence slovène et parvenir à un accord d'ici la fin de l'année, de manière à ouvrir la voie pour un vote au Parlement européen avant la conférence de Copenhague [14].

Cela ne sera pas une tâche facile, tant les désaccords politiques sont nombreux [15].

• Par exemple, la question des biocarburants, même de seconde génération, fait débat. Il n'est plus si sûr qu'il faille les encourager, comme le fait la Commission, compte tenu d'une part de la crise alimentaire, et d'autre part des résultats contestables en matière d'émissions de gaz à effet de serre [16].

• Certains États membres ne sont pas d'accord avec l'objectif qui leur a été assigné, à commencer par la France elle-même. Lorsque Nicolas Sarkozy a été élu, il s'est engagé à ce que la France augmente la part de ses énergies renouvelables à 20% de son mix énergétique d'ici 2020, contre un niveau actuel de 10,3%. La Commission a toutefois placé la barre, pour elle, à 23%, afin de compenser les moins bons résultats des États membres les plus récents qui sont moins riches. L'industrie automobile allemande a exprimé son mécontentement à l'égard des chiffres de la Commission.

• L'énergie nucléaire fait l'objet d'un autre débat sous-jacent : doit-elle être considérée et comptabilisée comme une énergie "propre" ? Près de 80% de l'électricité en France provient du nucléaire, ce qui explique pourquoi ses émissions de CO2 sont bien plus faibles que celles d'économies comparables. Alors que certains États membres, comme le Royaume-Uni ou l'Italie, partagent l'enthousiasme de la France pour la promotion du nucléaire, d'autres, comme l'Autriche ou l'Allemagne, ont arrêté leur propre programme nucléaire et voient les choses de manière très différente.

• Une dernière controverse concerne l'application du système communautaire d'échange de quotas d'émission : alors que certaines entreprises craignent qu'il ne conduise à une perte de compétitivité face aux industries situées en-dehors de l'UE et les oblige à délocaliser leurs activités, certains pays comme la France ont suggéré de créer une juste situation pour tous en imposant des taxes sur les produits fabriqués dans des pays où aucun effort n'est fait pour limiter les changements climatiques. Selon Jean-Pierre Jouyet, "s'il existe une inégalité des efforts entre l'Europe, les États-Unis, la Russie et les grands pays émergents, le coût écologique devra être intégré dans les échanges économiques avec nos partenaires. Nous serons extrêmement fermes sur ce point durant notre présidence." [17] Certains mettent en garde contre le fait que cela pourrait conduire à un dangereux protectionnisme, tandis que d'autres considèrent une telle mesure comme le seul moyen de réaliser des efforts globaux sans mettre en danger la base industrielle de l'Europe.

La présidence française devrait aussi s'intéresser à la question de la sécurité des approvisionnements énergétiques de l'Europe. L'augmentation des prix et la menace que constituent tant l'instabilité géopolitique des régions productrices que les tentations de pression politique de la part de la Russie suscitent des préoccupations croissantes. La réalité fondamentale qu'il convient de garder à l'esprit est que le mix énergétique des États membres de l'Union européenne varie considérablement d'un pays à l'autre. Prenons l'exemple du gaz russe : il représente 100% de la consommation de gaz en Finlande ou dans les pays baltes, mais 0% en Espagne et au Portugal (et 25% si l'on considère la moyenne de l'UE, qui est en fait trompeuse). Cette situation explique pourquoi il s'avère si difficile de parvenir à une stratégie intégrée de l'Union européenne en matière de sécurité énergétique.

En avril 2008, Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie, a présenté au Premier ministre français un rapport sur la sécurité énergétique de l'Union européenne qui devrait servir de guide pour la présidence française [18]. La principale conclusion de ce rapport est que la sécurité énergétique commence chez soi. En d'autres termes, elle est mieux assurée en augmentant les efforts d'économie d'énergie, en mettant en place des capacités d'approvisionnement d'urgence, en construisant des terminaux de GNL (gaz liquéfié transporté par des méthaniers), en investissant dans les sources d'énergie non-carbonées, y compris l'énergie nucléaire, et, plus important encore, en interconnectant les divers réseaux gaziers et électriques européens qui restent compartimentés et font de la solidarité intra-européenne un vain mot. Ces réponses internes assainiront à leur tour les relations avec les fournisseurs, et notamment la Russie. Au lieu d'avoir une politique schizophrène consistant à demander à la Russie toujours plus de gaz tout en l'enjoignant à se réformer malgré elle, il est préférable de diminuer unilatéralement la dépendance, d'augmenter la solidarité énergétique intra-UE et d'accepter la Russie comme un pays souverain avec lequel les relations devraient être mises sur un pied d'égalité. Parallèlement, dans la région de la Mer caspienne, les projets énergétiques européens, comme l'oléoduc Nabucco, ne pourront pas être construits en excluant la Russie, mais plutôt en coopérant, d'une manière ou d'une autre, avec Moscou.

Troisième priorité : l'agriculture

Alors qu'aucune réalisation européenne n'a suscité autant de critiques que la politique agricole commune (PAC) et qu'aucun pays n'a reçu autant de critiques que la France, il semble désormais que la présidence française, et la révision prévue de longue date, ou "bilan de santé", de la PAC pour 2008-2013, se dérouleront dans un contexte international entièrement bouleversé. Tout comme l'énergie, les denrées alimentaires, dont les prix avaient fortement baissé, sont passés de l'abondance à la rareté, et les prix à la consommation ont considérablement augmenté dans le monde entier. Parallèlement, les inquiétudes sur la sécurité des aliments mis sur le marché refaisaient leur apparition. Ce nouveau contexte ne supprime pas certains des problèmes traditionnels associés à la PAC et plaide sans aucun doute pour une réduction des subventions agricoles et une modernisation de l'ensemble du système. Mais il n'en fournit pas moins une justification de long terme pour le maintien et l'adaptation d'un système dont l'existence a été maintes fois remise en question, mais qui a finalement abouti au maintien de capacités agricoles fortes en Europe.

L'objectif de Nicolas Sarkozy pour la présidence française de l'Union européenne consiste à tenter de faire naître un consensus sur les perspectives de la PAC à long terme. Actuellement, le principe de la PAC et son financement font l'objet d'un accord jusqu'en 2013, des adaptations marginales étant prévues à la suite du "bilan de santé" prévu cette année. Mais l'avenir de la PAC post-2013 doit être discuté dès à présent. Le président français envisage de mettre en avant quatre objectifs [19]. Tout d'abord, la sécurité alimentaire (en termes d'approvisionnement constant et de conditions sanitaires) pour les 490 millions de consommateurs européens. Deuxièmement, une meilleure contribution de l'Europe à la sécurité alimentaire mondiale, surtout en temps de disette. Troisième objectif : la lutte contre le changement climatique et l'amélioration de l'environnement. Enfin, la protection des paysages et des territoires européens.

Parmi les idées avancées par Nicolas Sarkozy, la "préférence communautaire" en matière agricole a été la plus critiquée, car porteuse d'un protectionnisme potentiel, voire d'une menace pour les négociations à l'OMC. Le Président français estime que ce concept de préférence communautaire permettrait d'établir un jeu égal entre tous les partenaires : il ne sert à rien d'imposer de strictes réglementations sanitaires et environnementales aux agriculteurs européens si les pays qui exportent vers l'Europe bénéficient de normes plus souples ou de l'absence de normes. Cette idée d'une préférence communautaire, et les déclarations de Michel Barnier, ministre français de l'Agriculture visant à favoriser la production intra-européenne, ont suscité de fortes réactions. "L'autarcie n'est pas un modèle d'avenir. Nous ne cherchons pas à faire de l'Europe un marché clos et autosuffisant", a indiqué un porte-parole de la commissaire européenne en charge de l'Agriculture, Mariann Fischer Boel, qui souligne les risques de représailles ainsi que les surplus commerciaux engrangés par l'Union européenne à l'heure actuelle [20]. Toutefois, ces idées semblent susciter davantage d'intérêt dans les États membres, à l'heure où la sécurité alimentaire devient de plus en plus importante aux yeux de l'opinion publique.

À ce stade, il est difficile de deviner l'orientation exacte que prendra Nicolas Sarkozy durant la présidence française. S'il a laissé entendre qu'il pourrait favoriser une baisse substantielle des subventions aux agriculteurs de manière à "réduire leur dépendance" et à restaurer leur indépendance traditionnelle, sa position sur la "préférence communautaire" semble indiquer une diminution, et non une augmentation, de la confiance à l'égard du marché mondial. En outre, le nouveau contexte international rend les prévisions plus difficiles : les tensions actuelles appellent non seulement une réduction des subventions, de manière à stimuler la concurrence, mais aussi un maintien du système interventionniste en vigueur, afin de s'assurer que l'Europe reste à long terme un acteur fiable sur le marché alimentaire.

Quatrième priorité : l'immigration

Parmi les quatre priorités, l'immigration, qui est généralement source de division, est sans doute actuellement la plus consensuelle. Au cours des dernières années, le climat en Europe a beaucoup changé et tous les pays mettent en œuvre des politiques restrictives, les dernières en date étant celles du gouvernement espagnol de José Luis Rodriguez Zapatero qui, en 2005, était entré en conflit frontal avec Nicolas Sarkozy (alors ministre de l'Intérieur), lorsque l'Espagne avait décidé de régulariser les immigrants illégaux, et celles du gouvernement italien de Silvio Berlusconi, avec ses mesures controversées de contrôle des immigrants clandestins et de la population rom. Cette tendance européenne généralisée en faveur de législations migratoires plus sévères s'explique par plusieurs années de tensions croissantes, sur les plans économique et culturel, entre l'opinion publique et les immigrants récents, ainsi que par l'élection de nombreux gouvernements conservateurs dont les programmes électoraux étaient hostiles aux immigrants.

Dans le cadre de la préparation de la présidence française, Brice Hortefeux, ministre français de l'Immigration, a fait le tour des capitales européennes pour parvenir à un consensus sur un "Pacte européen sur l'immigration et l'asile". Ce pacte consisterait en une série de principes généraux, tandis que les mesures détaillées et concrètes seraient adoptées ultérieurement, imitant en cela la méthode suivie avec succès par l'Allemagne en matière de politique énergétique en 2007 [21]. Les principaux objectifs sont :

• Une politique d'asile qui serait commune aux 27 États membres. Comme l'indique Nicolas Sarkozy, "Je souhaite que, lorsqu'un pays d'Europe dit non [à un demandeur d'asile], les 26 autres disent non. Et quand un pays d'Europe dit oui, que les 26 autres disent oui. Ou alors pourquoi construire l'Europe si l'on n'est pas capable de porter les mêmes valeurs, les mêmes principes, [inscrits dans une] même politique d'immigration ?" [22]. Cet objectif requerra cependant une harmonisation de cultures et d'approches très divergentes en matière d'asile politique.

• Une collaboration accrue pour lutter contre l'immigration illégale, ce qui suppose des pratiques uniformes en termes de délivrance des visas, mais aussi d'expulsion.

• Un renforcement de la surveillance des frontières et de la solidarité avec les pays riverains de la mer Méditerranée.

• Une organisation de l'immigration légale mieux adaptée aux États et aux besoins économiques de l'Union européenne. L'un des objectifs vise à adopter une procédure unique pour la demande de permis de résidence et de travail, et plus généralement de faciliter l'arrivée de travailleurs très qualifiés, peut-être par le biais d'une sorte de "Blue card" (carte bleue) européenne, comparable à la "Green card" américaine [23].

• Accentuer les efforts communs en matière de développement et de co-développement.

Les défis lancés à "Sarkozy l'Européen"

La France dispose-t-elle des ingrédients nécessaires au succès de sa 12ème présidence du Conseil européen depuis 1957 ? Si l'on revient à la check-list établie par la SWP [24] après la présidence allemande en 2007, elle semble plutôt en bonne voie. Elle a clairement énoncé ses objectifs, elle est consciente du plus grand défi que l'Union doit relever, à savoir la ratification du traité de Lisbonne et la préparation de sa mise en œuvre, pour laquelle modération et discrétion sont préférables à un activisme débridé. Paris s'est engagé dans des négociations systématiques avec les 26 autres États membres sur certaines questions clé. La France dispose d'une cohésion politique interne et d'un pouvoir exécutif fort ; elle n'est pas en période de cohabitation. Elle bénéficie en outre d'une équipe ayant une bonne expérience : Bernard Kouchner, Jean-Pierre Jouyet et Jean-David Lévitte, conseiller diplomatique à l'Élysée. En revanche, les deux dernières conditions de la SWP, à savoir l'impartialité de la présidence et le fort engagement personnel du président, sont plus problématiques.

Pour la France, plus que pour tout autre pays, la construction européenne représente un dilemme. D'un côté, celle-ci augmente le poids de la France et permet à Paris d'atteindre une masse critique sur la scène internationale. Mais d'un autre côté, plus l'intégration européenne progresse, moins elle devient "française" et plus la France doit accepter de compromis dans l'intérêt général. Nicolas Sarkozy a été élu sur un programme comportant d'ambitieuses mesures de réformes intérieures, des mesures qui, compte tenu du degré d'intégration et d'interdépendance européenne, ont souvent besoin, pour être pleinement mises en œuvre, du consentement, et parfois même de la coopération active des 26 autres États membres. La tentation est donc de profiter de la présidence pour essayer de promouvoir les intérêts spécifiques du pays plutôt que d'agir dans l'intérêt européen, qui est cependant l'élément clé d'une présidence réussie. En 2007, plusieurs éléments de tension ont ainsi conduit à une confrontation entre Paris et ses partenaires européens. Nicolas Sarkozy a critiqué la Banque centrale européenne (BCE), il a énergiquement mis en avant son projet d'Union pour la Méditerranée, il a développé l'idée d'une "Europe protectrice" qui ferait davantage pour protéger les citoyens des effets néfastes de la mondialisation, et il a été ambigu sur les avantages de la concurrence économique, l'un des principes fondateurs de la Communauté européenne.

À son crédit, Nicolas Sarkozy a pris des mesures pour atténuer ces tensions. Il a consenti à des compromis importants sur les questions de la candidature turque et de l'Union pour la Méditerranée, tandis qu'il modérait ses critiques de la BCE. Il est également revenu sur la modification constitutionnelle de Jacques Chirac consistant à organiser un référendum pour l'approbation de tout nouvel élargissement de l'Union européenne, une bombe à retardement potentielle (même si les députés ont réintroduit dans le projet de réforme la nécessité d'un référendum pour les pays dont la population représente plus de 5% de celle de l'Union, ... c'est-à-dire la Turquie, mais aussi, à très long terme, l'Ukraine). Et il ne faut pas oublier qu'il a débuté son mandat comme "Sarkozy l'Européen", l'homme qui avait fourni en juin 2007 l'élan indispensable pour aider l'Allemagne à résoudre la crise institutionnelle, l'homme qui avait invité des troupes d'autres pays de l'Union pour la parade sur les Champs-Élysées le 14 juillet 2007 et avait fait jouer l'Ode à la joie, l'hymne officiel de l'Union européenne, à côté de la Marseillaise.

Il reste à voir comment le "logiciel européen" de Nicolas Sarkozy [25] va se comporter dans des conditions internationales et institutionnelles qui pourraient se révéler délicates. À un niveau plus personnel, l'un des enjeux est de savoir si le président réussira à trouver le juste équilibre entre hyperactivité, aplomb et éclat, sa posture favorite, et l'approche plus modeste, patiente et consensuelle requise par le difficile exercice de la présidence de l'Union européenne. Pour cela, Nicolas Sarkozy devra trouver le diplomate caché en lui et acquérir l'ensemble des qualités de leadership que les présidents américains connaissent sous le nom de "pouvoir de persuasion".

Traduit de l'anglais par Mathilde Durand et révisé par l'auteur.

[1] La première partie de ce texte est publiée le 9 juin dans la Question d'Europe n°102, disponible à l'adresse : http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0102-vu-d-amerique-ce-qu-il-faut-attendre-de-la-presidence-francaise-de-l-union-europeenne
[2] Voir Christopher Chivvis, Birthing Athena. The Uncertain Future of European Security and Defense Policy, Centre des études de sécurité de l'FRI, Mars 2008, disponible à l'adresse http://www.ifri.org/files/Securite_defense/Focus_strategique_5_Chivvis_PESD.pdf
[3] Voir Seth G. Jones, The Rise of European Security Cooperation, New York: Cambridge University Press, 2007, et Jolyon Howorth, Security and Defence Policy in the European Union, London: Palgrave, 2007.
[4] Nicolas Sarkozy, Vœux aux corps diplomatiques, Paris, 18 janvier 2008, http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&press_id=907&cat_id=7&lang=fr
[5] Nicolas Sarkozy ajoute l'Allemagne et l'Italie.
[6] Discours de Nicolas Sarkozy lors de l'ouverture de la 15ème Conférence des ambassadeurs, Paris, 27 août 2007, http://www.elysee.fr/download/?mode=press&filename=embassadeur-27-08-07.pdf
[7] Ibidem
[8] Discours de l'Ambassadeur américain auprès de l'OTAN, Victoria Nuland, Paris, 22 février 2008, http://nato.usmission.gov/Article.asp?ID=21A35613-E9D6-431D-9FD5-36FDD1389EB0
[9] Concernant le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, voir la lettre de mission de Nicolas Sarkozy à M. Jean-Claude Mallet, Paris, 31 juillet 2007, http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/lettre_de_mission_adressee_a_m_jean-claude_mallet_conseiller_d_etat.79204.html et l'analyse de Christopher Chivvis et Etienne de Durand, "Political and Strategic Consequences of the French White Paper", CUSE Analysis, 28 mars 2008, http://www.brookings.edu/papers/2008/spring_france_chivvis.aspx
[10] Voir http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cmsUpload/78367.pdf
[11] Voir par exemple Nile Gardiner, Ph.D., "The Bucharest NATO Summit: Washington and London Must Not Give in to French Demands", Heritage Foundation WebMemo #1863, 24 mars 2008, http://www.heritage.org/Research/Europe/wm1863.cfm , "The French EU Presidency 2008 - what to expect", Open Europe Briefing Note, 14 avril 2008, http://www.openeurope.org.uk/research/frenchpresidency.pdf, ou Soeren Kern, "France Wants to Join NATO to Ease the Way for European Defense", World Politics Review, 23 avril 2008, http://www.worldpoliticsreview.com/article.aspx?id=1986
[12] Soeren Kern, op. cit.
[13] Voir notre analyse, "Sarkozy, le gaulliste décomplexé", Rue89.com, 3 avril 2008, http://www.rue89.com/justin-blog/sarkozy-le-gaulliste-decomplexe, et "Le pari de la défense européenne mérite d'être tenté", Rue89.com, 6 avril 2008, http://www.rue89.com/justin-blog/reponse-a-pierre-haski-le-pari-de-la-defense-europeenne-merite-detre-tente
[14] Voir le discours de Jean-Pierre Jouyet prononcé lors de la 3ème Rencontre des économies majeures sur l'énergie (Major Economies Meetings), 17 avril 2008, http://www.rpfrance.eu/spip.php?article868
[15] Voir la bonne analyse d'Euractiv, "Les États membres souhaitent adopter le paquet "énergie-climat" lors de la Présidence française de l'UE", 17 mars 2008, http://www.euractiv.fr/energie/article/etats-membres-souhaitent-adopter-paquet-energie-climat-presidence-francaise-000740
[16] Euractiv, "Commission scientists blast EU biofuels policy", 18 janvier 2008, http://www.euractiv.com/en/transport/commission-scientists-blast-eu-biofuels-policy/article-169668
[17] Jean-Pierre Jouyet, Discours devant l'Assemblée des Français de l'étranger, Paris, 6 mars 2008.
[18] "Rapport Mandil", 21 avril 2008, disponible en française à l'adresse http://www.premier-ministre.gouv.fr/IMG/pdf/8-04-21_Mandil_Rapport_au_Premier_ministre_final.pdf
[19] Allocution de Nicolas Sarkozy à l'occasion de l'inauguration du 45ème Salon international de l'agriculture Paris, 23 février 2008, http://www.elysee.fr/download/?mode=press&filename=Discours_agriculture.pdf
[20] Voir Andrew Bounds, "EU rejects call to limit food imports", Financial Times, 29 avril 2008, http://us.ft.com/ftgateway/superpage.ft?news_id=fto042820081444231215&page=2
[21] Euractiv, "France hopeful on EU immigration deal", 11 avril 2008, http://www.euractiv.com/en/opinion/france-hopeful-eu-immigration-deal/article-171541
[22] Discours de Nicolas Sarkozy devant le Parlement de Roumanie, Bucarest, 4 février 2008, http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=view&lang=fr&cat_id=7&press_id=1006
[23] Jean-Pierre Jouyet, discours devant l'Assemblée des Français de l'étranger, Paris, 6 mars 2008.
[24] SWP : Stiftung Wissenschaft und Politik (Berlin)
[25] Voir Jean-Dominique Giuliani Un Européen très pressé, Editions du moment (Paris, 2008)

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Vu d'Amérique: ce qu'il faut attendre de la présidence française de l'Union euro...

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