Marché intérieur et concurrence
Claire Vannini
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Claire Vannini
L'échec du projet de Constitution européenne, généralement taxée d'ultra-libéralisme par ses détracteurs français, pourrait bien, paradoxalement, venir sonner le glas de l'élaboration d'un statut unifié du service public au niveau communautaire.
Rappelons, pour mémoire, que le projet de texte constitutionnel comportait, dans sa partie consacrée aux politiques de l'Union, un article III-122 spécifiquement dédié aux services d'intérêt général ainsi rédigé : "Sans préjudice des articles I-5, III-166, III-167 et III-238, et eu égard à la place qu'occupent les services d'intérêt économique général en tant que services auxquels tous dans l'Union attribuent une valeur ainsi qu'au rôle qu'ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale, l'Union et les États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d'application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d'accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions, sans préjudice de la compétence qu'ont les États membres, dans le respect de la Constitution, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services."
Ainsi, ces dispositions apportaient non seulement la reconnaissance symbolique qui s'attache, dans une société démocratique, à tout principe constitutionnel, mais elles imposaient également au législateur communautaire une obligation juridique de légiférer en la matière.
On aurait donc pu espérer que l'adoption, par les Etats membres, de la Constitution donne le coup d'accélérateur nécessaire aux projets, maintes fois repoussés, tendant à l'élaboration d'une directive - ou selon la terminologie constitutionnelle d'une "loi cadre" - sur les services publics en Europe.
Or, force est de constater qu'un tel projet paraît, encore une fois, repoussé aux calendes grecques et nécessiterait, pour aboutir, une volonté politique qui, à l'heure actuelle, semble faire défaut. En effet, alors que la Commission européenne a, depuis une dizaine d'années, multiplié les documents de travail sur la question [1], aucun texte législatif d'ensemble n'a encore été proposé, tandis que les initiatives parcellaires continuaient d'être discutées : les directives sectorielles d'ouverture des marchés ont continué d'appréhender, au cas par cas et selon les nécessités de chaque secteur d'activité, les missions de service public propres à chaque secteur [2] ; la Commission européenne a élaboré un "paquet législatif" relatif au financement des services d'intérêt économique général qui est entré en vigueur à la fin de l'année 2005 [3] ; enfin, les services d'intérêt économique général ont, par principe, été inclus dans le champ d'application de la directive relative aux services dans le marché intérieur, dite directive Bolkestein [4], avec toute une série de dérogations [5], dans l'attente de l'adoption d'un instrument spécifique.
Du point de vue de la bonne gouvernance, on ne peut que s'interroger sur l'insécurité juridique que crée cet éparpillement de textes, tant pour les opérateurs économiques désireux d'assurer l'exploitation de ces services que pour les autorités organisatrices, au niveau national mais bien plus souvent local, en charge de leur organisation et de leur financement.
De manière plus problématique encore, la Commission des affaires juridiques du Parlement européen vient maintenant exprimer ses doutes juridiques sur la possibilité, en l'état actuel des traités, d'adopter une directive-cadre sur les services d'intérêt économique général et ses interrogations quant à l'opportunité politique d'un tel instrument. Prenant en compte ces hésitations mais ne souhaitant pas se désintéresser totalement de la question [6], le Parlement européen a adopté, le 27 septembre 2006, une résolution portant sur le livre blanc de la Commission sur les services d'intérêt général [7], dans laquelle il appelle la Commission à lui "présenter les initiatives juridiques appropriées". [8]
Malgré ce panorama peu engageant, le service public est loin d'avoir été négligé dans la construction communautaire. En effet, la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a joué un rôle moteur dans la construction d'un corpus de règles applicable aux activités de service public. De plus, les réglementations sectorielles adoptées depuis le début des années 1990 en vue de "libéraliser" certaines activités traditionnellement exercées sous forme de monopole ont également préservé les spécificités liées au caractère d'intérêt général de ces activités et harmonisé, au niveau communautaire, le contenu du service public dans ces matières.
1. Le rôle moteur de la CJCE dans la construction d'un corpus juridique applicable au service public
Il est habituel de considérer que le droit communautaire n'envisage le service public que de manière négative, c'est-à-dire, comme un motif justificatif permettant aux Etats membres de s'affranchir des principes consacrés par le Traité.
Il est vrai que le Traité de Rome n'envisageait le service public que dans sa dimension économique puisqu'il ne traitait que des services d'intérêt économique général et non, plus globalement, des services d'intérêt général. Par ailleurs, le Traité n'abordait ces services que sous un angle dérogatoire aux principes et grandes libertés qu'il consacrait. A cet égard, seul l'article 90 paragraphe 2, devenu 86 paragraphe 2 dans la nouvelle numérotation, traitait la question en prévoyant que : "Les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites ou l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté".
Bien que le Traité d'Amsterdam ait reconnu leur rôle positif [9], c'est la CJCE qui a élaboré un corpus de règles concernant les contours du service public (1.1), ses modalités d'organisation (1.2) et son financement (1.3).
1.1 Les contours du service public en droit communautaire
Ce que le droit administratif français qualifie de "service public" recouvre en fait deux notions qui sont le service public dit "administratif" et le service public dit "industriel et commercial". Bien qu'elle ne se recoupent pas totalement, ces deux notions peuvent être rapprochées de celles dites de "service d'intérêt général" (SIG) et de "service d'intérêt économique général" (SIEG) dégagées par le droit communautaire.
En effet, c'est au gré des affaires dont elle a été saisie, dans lesquelles était revendiquée l'application de telle ou telle disposition du Traité (en général les règles de concurrence ou celles relatives à la libre prestation de services) que la CJCE a dégagé les contours de ce que l'on pourrait appeler le service public "à l'européenne" [10].
A titre liminaire, il convient de noter que la CJCE a toujours affirmé le principe selon lequel chaque Etat membre demeure libre de définir le contenu de son service public. Elle exige simplement qu'un acte de puissance publique, émanant de l'Etat membre, confère à l'activité en cause son caractère de service public [11]. Pour le reste, la CJCE ne reconnaît à la Commission que la possibilité de sanctionner les cas flagrants dans lesquels, sous couvert de l'exception de service public, un Etat aurait en fait cherché à soustraire aux règles du marché une activité économique ne présentant pas spécifiquement un caractère d'intérêt général.
Au sein même des services présentant un intérêt général, la CJCE distingue les SIG purs, qui ne concernent pas des activités économiques, et les SIEG, qui sont des activités d'intérêt général présentant un caractère économique, c'est-à-dire susceptibles, au moins potentiellement, d'être assurées par le marché. La CJCE, au fil de ses décisions, a reconnu que les services de police ou de sécurité [12], l'éducation, les services sociaux financés par la solidarité nationale [13] ou encore la réglementation technique étaient des SIG, qui étaient, par conséquent, hors du champ d'application du Traité. S'agissant des SIEG, la CJCE, tout en rappelant que de telles activités étaient par principe soumises au Traité, a reconnu leur spécificité et admis qu'elles puissent, sous certaines conditions, faire l'objet de dérogations aux règles de concurrence et à la libre prestation de services. Cela a, par exemple, été le cas pour des activités aussi variées que les transports, l'audiovisuel, l'énergie, les télécommunications, la distribution d'eau ou encore certains services portuaires.
Ainsi, le droit communautaire est loin de remettre en cause la qualification même de "service public" conféré par le droit public français à un grand nombre d'activités organisées par la puissance publique dans l'intérêt des administrés.
1.2 Les modalités d'organisation
S'agissant des modalités par lesquelles la puissance publique entend organiser la délivrance aux usagers des prestations de service public, le droit communautaire se fait plus intrusif, tout en préservant les modes d'organisation historiquement retenus par de nombreux Etats membres.
En effet, la CJCE a, par sa jurisprudence, quelque peu remis en cause un mode d'organisation consistant à lier de manière absolue service public, propriété publique et monopole. Contrairement aux idées reçues, le droit communautaire n'interdit absolument pas à un Etat membre ou une autorité publique locale de conférer un "droit exclusif", c'est-à-dire un monopole, à un opérateur donné pour exploiter un service public. Toutefois, le droit communautaire encadre les modalités par lesquelles la puissance publique va choisir cet opérateur, en prévoyant que celui-ci doit être choisi pour une durée limitée [14] et dans des conditions "transparentes et non-discriminatoires", c'est-à-dire, en général, à l'issue d'une procédure plus ou moins formalisée de mise en concurrence [15].
La France a, d'ores et déjà, adopté un tel mode d'organisation puisque la loi du 29 janvier 1993, dite loi Sapin, impose aux pouvoirs publics de sélectionner leurs délégataires de service public à l'issue d'une procédure de mise en concurrence. Toutefois, il existe en droit français de nombreuses exceptions à la loi Sapin qui, du point de vue du droit communautaire, ne peuvent pas échapper à la mise en concurrence. Ainsi, le Tribunal administratif de Caen a récemment censuré l'attribution à Gaz de France, sans mise en concurrence, d'une concession communale de distribution de gaz [16], alors-même que l'attribution d'une telle concession était dispensée de mise en concurrence sur le seul fondement de la loi Sapin.
Pour autant, ce principe de mise en concurrence n'est pas absolu et connaît lui-même des exceptions, dont la plus notable est celle, dite du "in-house", par laquelle l'autorité organisatrice du service public choisit de faire assurer le service directement par une entité qu'elle contrôle. Toutefois, pour pouvoir bénéficier d'une telle dérogation, l'entité en cause doit réaliser l'essentiel de son activité pour la collectivité qui attribue le service, et la collectivité publique concernée doit exercer sur l'entité en question un contrôle analogue à celui qu'elle exerce sur ses propres services [17]. Là encore, certains modes traditionnels d'organisation du service public en France, tels que la régie ou, sous certaines conditions, les sociétés d'économie mixte locales sont préservés par le droit communautaire.
1.3 Le financement
Enfin, s'agissant du financement des missions de service public économique (ou de SIEG) par la puissance publique, l'enjeu est le suivant :
• soit les modalités d'attribution des subsides publics satisfont un certain nombre de conditions procédurales fixées par la CJCE et elles échappent alors à la qualification d'aide d'Etat [18] ; • soit elles n'y satisfont pas et sont alors des aides d'Etat, ce qui ne veut pas dire pour autant que leur versement est prohibé, mais qu'il doit alors faire l'objet d'une notification à la Commission européenne en vue d'une autorisation, expresse ou tacite, de celle-ci.
Dans un arrêt connu sous le nom d'Altmark, la CJCE a considéré qu'une compensation financière représentant la contrepartie d'obligations de service public imposées par un Etat membre ne constituait pas une aide d'Etat, au sens de l'article 87 §1 du Traité, et n'avait donc pas à être notifiée à la Commission, si quatre conditions étaient cumulativement réunies :
• L'entreprise bénéficiaire doit effectivement avoir été chargée de l'exécution d'obligations de service public clairement définies ; • Les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation doivent avoir été préalablement établis de façon objective et transparente afin d'éviter l'apparition d'un avantage économique susceptible de favoriser l'entreprise bénéficiaire par rapport à des entreprises concurrentes ; • La compensation ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés pour l'exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes relatives ainsi que d'un bénéfice raisonnable pour l'exécution de ces obligations ;
• Enfin, lorsque le choix de l'entreprise à charger de l'exécution d'obligations de service public n'est pas effectué dans le cadre d'une procédure de marché public ou analogue, le niveau de la compensation nécessaire doit être déterminé sur la base d'une analyse des coûts qu'une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée afin de pouvoir satisfaire aux exigences de service public requises, aurait encourus pour exécuter ces obligations, en tenant compte des recettes y relatives, ainsi que d'un bénéfice raisonnable pour l'exécution de ces obligations.
Dans la mesure où ces critères, surtout le quatrième, sont assez peu fréquemment remplis, la Commission a publié au Journal Officiel de l'Union européenne du 28 novembre 2005 deux décisions concernant le financement des missions de service public :
• d'une part, pour ne pas entraver, par un formalisme procédural trop important, la continuité des services publics locaux et nationaux, la Commission a adopté une décision dispensant de l'obligation de notification un certain nombre de mesures de financement du service public qui ne remplissaient pas les conditions de l'arrêt Altmark et auraient théoriquement dû faire l'objet d'une notification. Il s'agit principalement des compensations octroyées aux entreprises dont le chiffre d'affaires moyen annuel est inférieur à 100 millions d'euro au cours des deux derniers exercices et dont le montant annuel de la compensation est inférieur à 30 millions d'euro, des compensations octroyées aux hôpitaux ou aux organismes de logement social ;
• d'autre part, pour les mesures qui doivent faire l'objet d'une notification, la Commission a adopté un encadrement destiné à éviter de créer une trop grande insécurité juridique liée aux conditions d'obtention de l'autorisation de l'aide, dans lequel elle précise les critères qui seront mis en œuvre pour considérer comme compatibles avec le Traité les compensations de service public qui ne rempliraient pas les critères de l'arrêt Altmark.
2. L'approche sectorielle, loin de remettre en cause le service public, garantit également une harmonisation de son contenu.
S'agissant maintenant d'un certain nombre d'activités spécifiques, pour lesquelles la Commission européenne a estimé que des dispositions particulières étaient nécessaires pour mettre en œuvre la libre prestation de service à l'intérieur de la Communauté, les spécificités du service public ont été, là aussi, préservées.
En effet, selon des calendriers et un rythme de progression différents pour chaque secteur, la Commission européenne a estimé nécessaire, à partir du début des années 1990, d'entamer un mouvement dit de "libéralisation" d'un certain nombre d'activités qui étaient historiquement exercées sous forme de monopoles publics dans de nombreux Etats membres. Il s'est agi tout d'abord des télécommunications, puis des transports maritimes et aériens ainsi que des transports urbains, de l'énergie et, en dernier lieu, des services postaux.
L'approche qui a présidé à ce mouvement de libéralisation a consisté à considérer qu'au sein même de ces activités, tout ne ressortissait pas du service public et devait, par conséquent, être ouvert totalement à la concurrence. Par ailleurs, tout en reconnaissant l'existence même de missions de service public au sein de ces activités, les directives sectorielles ont cherché à en harmoniser le contenu et à en garantir la transparence dans les modalités d'attribution, privilégiant de nouveaux outils originaux.
2.1 L'harmonisation du contenu des missions de service public
La définition, par le droit communautaire, du contenu du service public est variable selon les secteurs et selon leur degré de libéralisation.
Ainsi, dans les secteurs en voie de libéralisation, le droit communautaire impose, sous le vocable de "service universel" un contenu minimum au service et vient également encadrer le contenu des obligations de service public qui peuvent, en outre, être imposées par les Etats membres.
Dans le secteur des télécommunications, où l'harmonisation est la plus aboutie, le droit communautaire impose aux Etats membres un contenu spécifique au service universel. En effet, dans le dernier paquet de directives qui ont opéré l'achèvement de la libéralisation du marché des télécommunications, une directive est consacrée au "service universel" des communications électroniques [19]. Celle-ci définit le service universel comme "l'ensemble minimal des services d'une qualité spécifiée accessible à tous les utilisateurs finals, à un prix abordable compte tenu des conditions nationales spécifiques". Elle énumère ensuite un certain nombre de services (raccordement au réseau téléphonique, services de renseignement et d'annuaire, cabines téléphoniques publiques) que les Etats membres ont obligation de faire assurer et précise qu'il incombe aux autorités réglementaires nationales de garantir l'évolution de ces tarifs compte tenu du niveau des prix et des revenus nationaux. Il est également expressément prévu la possibilité, pour les Etats membres, de mettre en place des tarifs sociaux.
De la même manière, les directives relatives à l'ouverture du secteur postal [20] prévoient des règles spécifiques relatives à "la prestation d'un service postal universel au sein de la Communauté" ainsi que "les critères définissant les services susceptibles d'être réservés aux prestataires du service universel". Pour sa part, le service postal universel est défini comme "une offre de services postaux de qualité déterminée fournis de manière permanente en tous points du territoire à des prix abordables pour tous les utilisateurs".
Les directives concernant l'électricité et le gaz imposent également aux Etats membres de garantir aux clients résidentiels et aux PME, le service universel, c'est-à-dire "le droit d'être approvisionnés, sur leur territoire, en électricité (ou en gaz naturel) d'une qualité bien définie, et ce à des prix raisonnables, aisément comparables et transparents".
Derrière les différences sémantiques de ces trois directives, on peut dégager des principes communs. Quel que soit le secteur concerné, le service universel est un ensemble minimal de services fournis sur tout le territoire, selon des normes de qualité et à des tarifs accessibles à tous. Cette obligation, qui pèse sur les Etats membres, de garantir l'existence d'un service universel est destinée à éviter que le simple jeu du marché n'amène les opérateurs à se concentrer sur des secteurs géographiques ou des services rentables, au détriment de zones géographiques peu rentables ou de services, pourtant nécessaires, également peu rémunérateurs. C'est ce que l'on pourrait assimiler à la situation, bien connue du droit public français, dite de "carence de l'initiative privée", sur laquelle s'est construit l'interventionnisme public en France.
Par ailleurs, en complément du service universel, certaines règlementation sectorielles, comme les directives relatives à l'ouverture du marché du gaz et de l'électricité [21], prévoient que "les Etats membres peuvent imposer aux entreprises du secteur de l'électricité, dans l'intérêt économique général, des obligations de service public qui peuvent porter sur la sécurité, y compris la sécurité d'approvisionnement, la régularité, la qualité et le prix de la fourniture ainsi que la protection de l'environnement, y compris l'efficacité énergétique et la protection du climat".
L'appellation "service universel" regroupe ainsi les cas dans lesquels le droit communautaire fixe un contenu minimal du service public que les Etats membres doivent garantir sur leur territoire. Cette notion n'est pas exclusive de la possibilité, pour chaque Etat membre, de garantir la fourniture d'autres composantes du service d'intérêt général dans le même secteur. En effet, l'appellation "obligations de service public" semble fixer les limites communes à tous les Etats membres dans le cadre desquelles ceux-ci peuvent définir le contenu de leur service public, au-delà des standards minimaux du service universel et pour des missions qui ne sont pas directement dirigées vers l'usager, telles que la sécurité de l'approvisionnement ou encore la protection de l'environnement.
En tout état de cause, dans l'une ou l'autre de ces deux hypothèses, le droit communautaire tend de manière directe dans le cas du service universel, ou indirecte dans le cas des obligations de service public, à harmoniser le contenu du service.
2.2 La dévolution des missions de service public dans les secteurs dits "libéralisés"
Pour accompagner ce mouvement d'harmonisation de la définition du contenu du service public, les directives sectorielles ont également prévu des dispositions spécifiques encadrant le choix, par les Etats membres, du ou des opérateurs chargés d'offrir le service aux usagers.
Ce nouveau mode d'organisation a quelque peu modifié l'organisation française classique dans laquelle l'opérateur historique, propriété de l'Etat, voire même service démembré de celui-ci, assurait l'exploitation du service en ayant été investi d'une telle mission, en général de manière unilatérale, par une loi ou un décret. C'est sur ce modèle qu'étaient organisés le service des postes et télécommunications (d'abord service de l'Etat, puis scindé en deux établissements publics France Télécom et La Poste) ; la production et la distribution d'énergie avec EDF et GDF, entreprises nationalisées par une loi de 1946 leur conférant un monopole national [22] ; le service public du transport ferroviaire avec la SNCF, établissement public bénéficiant d'un monopole d'exploitation sur le réseau ferré national.
Sans pour autant imposer formellement dans tous les cas le recours à un appel d'offres, les différents textes sectoriels prévoient que les Etats membres, lorsqu'ils désignent l'opérateur en charge du service universel ou lorsqu'ils décident d'imposer des obligations de service public à certaines entreprises, doivent avoir recours à des mécanismes de désignation "efficaces, objectifs, transparents et non discriminatoires qui n'excluent a priori aucune entreprise" (article 8 de la directive 2002/22/CE concernant le service universel dans le secteur des communications électroniques). Les directives relatives à l'énergie précisent que les obligations de service public sont "clairement définies, transparentes, non discriminatoires et contrôlables".
C'est donc sur le fondement de tels principes que l'Etat français, bien qu'ayant finalement retenu l'opérateur historique France Télécom, qui était le seul candidat, a lancé, à la fin de l'année 2005, un appel d'offres pour choisir le prestataire du service universel des télécommunications. C'est encore sur la base de tels principes que doivent être attribuées les missions de service public dans le domaine des transports maritimes [23] ou aériens. Enfin, si le projet de règlement relatif aux transports par route et par chemin de fer est adopté, les contrats par lesquels une autorité organisatrice de transport confie une mission de service public assortie d'un droit exclusif et/ou d'un financement public devront également faire l'objet d'une procédure de mise en concurrence [24].
Dans ces secteurs, loin de chercher à mettre en péril le service public, le droit communautaire vise plutôt à en encadrer les modalités de dévolution afin de permettre une remise en concurrence périodique, fût-elle potentielle, permettant de concourir à tous les opérateurs intéressés.
A l'issue de ce bref et synthétique panorama des règles établies, au fil du temps, par le droit communautaire pour réguler et prendre en considération les services publics dans les Etats membres, on est bien loin du constat de départ selon lequel le droit communautaire ne les envisagerait que comme une exception au marché. Bien au contraire, s'est dégagé peu à peu un véritable corpus législatif et jurisprudentiel du "service public européen". Dans ce contexte, qu'attendre d'une directive horizontale sur les services d'intérêt économique général dans l'Union européenne ? Il semble que, tout d'abord, sans modifier les principes existants tels qu'ils viennent d'être rappelés, un tel instrument revêtirait une portée politique forte, dissipant, une bonne fois pour toutes, les malentendus sur la place du service public dans la construction communautaire. Par ailleurs, du point de vue juridique, un tel texte aurait le mérite de la clarté, dans un environnement qui souffre, de par l'éparpillement de ses règles, d'une relative insécurité juridique.
[1] Communication de la Commission sur les services d'intérêt général en Europe (COM 96/443, 11 septembre 1996), puis à la suite d'un rapport du Parlement européen de 2001, la Commission a présenté un livre vert sur les services d'intérêt général en 2003 puis, après avoir recueilli les observations des intéressés, elle a présenté ses conclusions dans un livre blanc publié en mai 2004 (COM 2004/0374).
[2] Directives 2003/55/CE et 2003/54/CE en ce qui concerne le gaz et l'électricité, directive 97/67/CE en ce qui concerne les services postaux, directives 2002/19/CE, 2002/20/CE, 2002/21/CE et 2002/22/CE en ce qui concerne les communications électroniques, projet de règlement relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route (COD 2000/0212), dans les transports terrestres.
[3] JOUE, série L, du 28 novembre 2005
[4] Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur.
[5] Notamment les transports, les services postaux, les communications électroniques, la santé et les services sociaux en sont expressément exclus.
[6] Le groupe socialiste au Parlement européen a lui-même pris l'initiative, assez inédite, de rédiger une proposition de directive cadre sur les services d'intérêt économique général qui a été solennellement remise au Président du Conseil et à la Commission le 20 juin 2006.
[7] A6-0275/2006
[8] Résolution du Parlement européen, précitée, point 31.
[9] Le Traité d'Amsterdam a introduit un nouvel article 16 dans le Traité CE, qui consacre le rôle joué par les SIEG dans "la cohésion sociale et territoriale de l'Union, de la Communauté et de ses Etats membres".
[10] Cette notion ayant vocation à être confrontée au fameux "service public à la française", dont on verra que les deux modèles ne sont pas si éloignés, loin s'en faut.
[11] CJCE, 27 mars 1974, BRT c/ SABAM, aff. 127/73
[12] CJCE, 19 janvier 1994, Eurocontrol, aff. C-364/92 et TPICE, 12 décembre 2006, aff. T-155/04
[13] CJCE, 11 juillet 2006, FENIN, aff. C-205/03 P
[14] En général la durée du droit exclusif est liée à celle de l'amortissement des investissements initialement réalisés par l'opérateur pour déployer le service.
[15] CJCE, 7 décembre 2000, Télaustria, aff. C-234/98
[16] TA Caen, 15 novembre 2005, Préfet de l'Orne contre GDF, n° 0500196
[17] CJCE, 19 février 2000, Teckal, aff. C-107/98, complété et précisé par CJCE, 21 juillet 2005, Coname, aff. et, CJCE, 6 avril 2006, ANAV, aff.
[18] CJCE 24 juillet 2003 Altmark Trans GmbH et Regierungspräsidium Magdeburg c/ Nahverkehrsgesellschaft Altmark GmbH aff. C-280/00
[19] Directive 2002/22/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002, concernant le service universel et les droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électroniques.
[20] Directive 97/67/CE et directive 2002/39/CE concernant le développement du marché intérieur des services postaux
[21] Directives 2003/53/CE et 2003/54/CE, précitées
[22] Exception faite de quelques régies de distribution et de quelques entreprises locales de distribution restées hors du champ de la nationalisation.
[23] Voir l'appel d'offres lancé par l'office des transports de Corse pour la liaison maritime Corse-Continent.
[24] Proposition de règlement relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route (COD 2000/0212)
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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