Le salaire minimum européen : un projet réalisable ?

Modèle social européen

Marie-Dominique Garabiol-Furet

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30 octobre 2006

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Garabiol-Furet Marie-Dominique

Marie-Dominique Garabiol-Furet

Haut-fonctionnaire, Docteur en droit public.

Pendant le débat référendaire, la directive relative aux libertés d'établissement des prestataires de service et libre circulation des services dans le marché intérieur, se révélait, aux yeux de ses adversaires, d'autant plus dangereuse qu'elle permettrait de contourner les normes sociales fondamentales, notamment le salaire minimum dans les pays qui l'avaient établi à un niveau élevé comme la France.

Le vrai sujet, sous-tendu par la directive au regard des principales professions visées, concernait davantage la capacité de contrôle des Etats membres que la valeur du salaire minimum. Il n'empêche que le salaire minimum représente un pilier de la démocratie sociale dans de nombreux pays, au même titre que la réglementation sur la durée du travail ou le droit aux congés payés. Or, s'il existe des directives sur ces deux derniers points, force est de constater que l'Union européenne est muette sur le salaire minimum, alors qu'il possède une valeur emblématique indéniable.

Il pourrait revenir aux présidences allemande, portugaise, slovène puis française de l'Union européenne de mettre en œuvre une initiative forte qui transforme, aux yeux des citoyens, le marché unique européen en un espace comportant une composante sociale. Dans cette perspective, la ministre française des Affaires européennes Catherine Colonna a appelé de ses vœux l'Union européenne à "changer l'échelle de [ses] réponses, pour redonner un objectif clair à la construction européenne". Elle a estimé que l'Union européenne devait répondre aux exigences de protection des citoyens européens en instaurant, par exemple, "un salaire minimum européen".Cet objectif est non seulement souhaitable mais il peut être atteint, sous réserve de reconnaître l'hétérogénéité salariale qui existe entre les 25 Etats membres et qui ne peut être écartée sous peine de se heurter à la dure loi des réalités.

1 - La disparité des situations au sein de l'Union européenne ne permet pas la création d'un salaire minimum européen fondé sur une valeur nominale unique.

Il existe, dans l'Union européenne, un salaire minimum national dans 18 des 25 Etats membres (Belgique, Espagne, Estonie, Grèce, France, Hongrie, Irlande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Slovaquie, Slovénie, République tchèque et Royaume-Uni) [1] et dans les 2 qui la rejoindront le 1er janvier 2007 (Bulgarie, Roumanie). Avant l'instauration d'un salaire minimum au Royaume-Uni et en Irlande, respectivement en avril 1999 et en avril 2000, des minima étaient fixés dans les branches industrielles à bas salaires. La fixation d'un salaire minimum par branches est la solution retenue par les Etats (Allemagne, Autriche, Chypre, Danemark, Finlande, Italie, Suède) qui n'ont pas choisi d'opter pour un salaire minimum national. A titre d'exemple, en Italie, le salaire brut minimal dans le textile s'élève à un peu moins de 800 euro mensuels.

Ainsi, dans l'UE, les disparités dans la fixation du salaire minimum apparaissent déjà dans l'existence d'un salaire minimum à caractère national. Mais elles se manifestent aussi à l'intérieur du cercle des Etats qui possèdent un salaire minimum national à travers la conception même de ce salaire minimum, ce qui implique, en tout état de cause, de laisser aux Etats membres le soin de déterminer le montant du salaire minimum en vigueur sur leur territoire.

En effet, il existe une variété de conceptions du salaire minimum.

En premier lieu, on distingue 2 grands types de réglementation sur les salaires : le premier pose l'exigence d'un salaire-plancher, le deuxième met en place un système d'indexation sur le coût de la vie. Ce dernier système est encore en vigueur au Luxembourg et en Grèce, mais a disparu dans les autres Etats membres.

Du point de vue de l'élaboration normative, les salaires minima résultent soit de dispositions légales (France, Pays-Bas, Espagne), soit d'accords collectifs nationaux (Belgique, Grèce), soit encore d'accords sectoriels (Allemagne, Italie, Autriche).

D'autres variantes découlent de la période de travail concernée par le salaire minimum : dans la plupart des pays, le salaire minimum est convenu sous la forme d'un taux mensuel. En revanche, en France, en Irlande ou au Royaume-Uni, le salaire minimum est fixé à un taux horaire comme aux Etats-Unis.

Différentes conceptions s'opposent aussi sur les travailleurs couverts par le salaire minimum. Les études empiriques menées au niveau macro-économique ne concluent pas à un lien fort entre le salaire minimum et l'emploi [2] mais établissent, en revanche, que le salaire minimum a un impact positif sur le chômage de certaines catégories de travailleurs, en particulier des jeunes. Par conséquent, de nombreux pays excluent du champ du salaire minimum les apprentis, les stagiaires et les jeunes travailleurs ou, pour le moins, leur attribuent un salaire minimum minoré.

A titre d'illustration, le National Minimum Wage au Royaume-Uni présente trois niveaux :

le niveau général pour les plus de 22 ans, établi à £ 5,35 l'heure au 1er octobre 2006 ;

le taux de "développement" à £ 4,45 l'heure au 1er octobre 2006 réservé aux 18-22 ans ou aux plus de 22 ans qui obtiennent un nouvel emploi ou suivent une formation accréditée ;

le taux pour les juniors entre 16-17 ans, instauré en octobre 2004 et dont le montant au 1er octobre 2006 s'élève à £ 3,30 l'heure.

Le salaire minimum ne s'applique en Belgique qu'aux travailleurs de plus de 21 ans et aux Pays-Bas qu'aux salariés de plus de 23 ans.

Par ailleurs, le niveau du salaire minimum peut prendre en compte le type d'activité exercé. En Grèce, il existe ainsi un salaire minimum pour les travailleurs manuels et un autre pour les non-manuels. En France, en revanche, le salaire minimum représente une norme nationale uniforme. La France pratique une contrepartie non négligeable pour les employeurs en procédant à des allègements de charges sociales afin de diminuer le coût total d'un employé peu qualifié.

Enfin, des divergences découlent aussi de l'appréhension de la masse des salariés susceptibles de recevoir le salaire minimum. Certains Etats estiment que le salaire minimum ne peut être attribué qu'à une portion congrue de la population active, d'autres non. Ces différences se traduisent par un pourcentage de salariés percevant un salaire minimum extrêmement variable d'un Etat à un autre [3]. En Espagne, au Royaume-Uni, à Malte, en Slovaquie, en République tchèque, en Slovénie et aux Pays-Bas, ce pourcentage était en dessous de 3 %. En Irlande, en Pologne, au Portugal en Estonie et en Hongrie, le pourcentage se situait entre 3 % et 8 %. Enfin, pour la Roumanie, la Lituanie, la France et le Luxembourg, le pourcentage était supérieur à 12 % [4].

Dans ces conditions, dans la mesure où il existe des différences dans la définition nationale du salaire minimum, il ne peut que paraître inopportun de priver les Etats membres de la liberté de fixer un salaire minimum selon leurs traditions historiques. Cela ne veut pas dire pour autant a priori qu'il est impossible d'instaurer un salaire minimum européen plancher.

Cependant, il semble qu'une telle perspective nécessiterait une convergence suffisante des économies et de la valeur nominale des salaires minima nationaux. Or, à l'intérieur de l'UE, au 1er janvier 2006, la valeur du salaire minimum variait de 129 euro en Lettonie à 1503 euro bruts au Luxembourg (voir tableau en annexe). Le salaire minimum était de 82 euro en Bulgarie et 90 euro en Roumanie, deux pays qui vont rejoindre l'UE en 2007. A noter qu'il existe un salaire minimum en Turquie de 331 euro en Turquie.

Selon Pierre Regnard [5], il est possible de distinguer trois catégories de pays en fonction du niveau du salaire minimum :

sept des dix-huit Etats membres (Lettonie, Lituanie, Slovaquie, Estonie, Pologne, Hongrie et République tchèque), la Bulgarie et la Roumanie, ainsi que la Turquie où le salaire minimum était compris entre 82 et 331 euro au 1er janvier 2006 ;

cinq Etats membres (Portugal, Slovénie, Malte, Espagne et Grèce) avec un salaire minimum compris entre 437 et 668 euro,

six Etats membres (France, Belgique, Royaume-Uni, Pays-Bas, Irlande et Luxembourg) où le salaire minimum est supérieur à 1200 euro.

Les écarts semblent relativement importants. Le spectre compris entre 129 et 1503 euro représente un facteur d'environ 1:12. Les écarts de niveau des salaires minima mensuels sont néanmoins sensiblement plus faibles, remarque Pierre Regnard, lorsque les chiffres sont exprimés en standard de pouvoir d'achat (SPA) [6]. Le salaire minimum en SPA était compris entre 240 et 1417 euro, c'est-à-dire un facteur d'environ 1:6. Par conséquent, au salaire minimum, un Luxembourgeois gagne onze fois plus qu'un Letton et dispose d'un pouvoir d'achat six fois supérieur.

L'écart entre les valeurs nominales du salaire minimum est tel qu'il ne permettrait pas de s'entendre sur la fixation d'un montant unique pour le salaire minimum européen sans perturber gravement les économies d'un certain nombre d'Etats membres.

La convergence ultérieure des économies des Etats membres pourrait rendre l'option d'un salaire minimum brut unique par une valeur faciale en euro dans toute l'Union possible. Cependant, le chemin risque d'être long.

Aussi, le salaire minimum européen ne peut naître que s'il prend en compte la situation économique de chaque Etat membre.

2 - La construction d'un salaire minimum dans l'Union européenne ne peut se fonder sur le modèle du salaire minimum aux Etats-Unis.

La perspective de l'instauration d'un salaire minimum européen au regard de ce postulat renvoie au modèle américain qui impose un salaire minimum fédéral tout en préservant la liberté des Etats membres de mener leur propre politique sociale. Mais l'analyse tend à écarter ce modèle reposant sur une logique économique qui ne forme pas le noyau dur de la politique européenne en matière sociale.

En effet, l'exemple des Etats-Unis ne présente pas une solution transposable au continent européen, car il repose sur un modèle social qui ne fait pas consensus au sein de l'Union européenne.

Créé en 1938 par le président démocrate Franklin D. Roosevelt, le salaire minimum est une rémunération plancher qui fait partie de l'héritage social de la grande dépression. Son niveau est particulièrement faible : il est établi à 5,15 dollars (4,22 euro) de l'heure, ce qui correspond à 753 euro mensuels et demeure inchangé depuis neuf ans.

Par conséquent, le nombre de salariés payés au salaire minimum a diminué de 2,8 millions d'individus entre 1997 et 2004 et ne touche plus que 1,4% de la population active. Le salaire horaire représente 10 700 dollars par an, alors que le seuil de pauvreté calculé pour une famille de trois personnes s'élève à 16 000 dollars annuels.

Cependant, dix-huit Etats, représentant près de la moitié de la population américaine, ont instauré un salaire minimum supérieur au niveau fédéral. C'est dans l'Etat de Washington que le salaire minimum est le plus élevé : 7,35 dollars l'heure. Trois villes possèdent, par ailleurs, leur propre salaire minimum. A San Francisco, le salaire minimum s'élève à 8,50 dollars l'heure soit un salaire horaire 26 % plus élevé que celui de l'Etat de Californie. Santa Fe, située aussi en Californie, a déjà fixé son salaire minimum à 8,50 dollars l'heure et la capitale fédérale, Washington D.C., accorde à ses habitants un dollar de plus l'heure que la référence fédérale.

L'élévation du niveau du salaire minimum correspond à la nécessité de rémunérer les employés peu qualifiés au regard de leur productivité, mais aussi du coût de la vie et des impératifs de main d'œuvre de l'entreprise. La ville de San Francisco serait dépourvue de main d'œuvre peu qualifiée si le salaire minimum correspondait au salaire fédéral.

Pour les mêmes raisons, le gouverneur de la Californie, Etat le plus riche des Etats-Unis, dans lequel vit un Américain sur huit a annoncé, le 12 septembre dernier, avoir signé un accord relevant le salaire minimum de l'Etat actuellement de 6,75 dollars de l'heure, à 7,50 dollars au 1er janvier 2007 et 8 dollars un an plus tard.

Toutefois, le salaire minimum aux Etats-Unis permet surtout d'établir un plancher de rémunération sur lequel repose ensuite les crédits d'impôts qui sont censés avoir un impact plus sensible sur le relèvement des bas revenus. En même temps, la faiblesse du salaire minimum nominal rend le marché du travail extrêmement fluide et favorise les secteurs d'activité à faible valeur ajoutée utilisant une main d'œuvre peu qualifiée.

Dans les Etats membres de l'Union européenne, l'existence de minima pour les salaires relève d'autres types de préoccupations :

La première réside dans le fait que le salarié se trouve en situation d'infériorité lorsqu'il négocie avec l'employeur. Le salaire minimum sert alors à éviter les excès à la baisse que les salariés auraient à subir. Dans ce cadre théorique, un salaire minimum peut contribuer à éviter que les salariés soient rémunérés en dessous de leur productivité marginale. Il possède, par conséquent, un effet favorable sur l'activité et l'emploi.

La seconde est d'assurer à travers le salaire minimum un moyen d'assurer un pouvoir d'achat minimum à tous les travailleurs. C'est alors un instrument de la politique de revenu destiné à accroître la consommation des ménages et, par voie de conséquence, la croissance.

Le crédit d'impôt existe dans nombre d'Etats européens, mais cette orientation de la politique sociale ne se substitue pas à une politique de valorisation du minimum salarial. Le salaire minimum dans l'UE n'est pas destiné à représenter un seuil d'activation des politiques sociales. Le modèle qui sous-tend l'existence du salaire minimum aux Etats-Unis est, par conséquent, trop différent du modèle européen pour être transposé.

Il reste de l'examen du modèle américain l'idée de la fixation d'un salaire minimum fondée sur une valeur nominale et d'une grande liberté accordée aux Etats pour adopter eux-mêmes une norme salariale plus favorable aux travailleurs. Il s'agit d'un modèle fédéral classique que le Canada partage, mais que ne peut reprendre à son compte, sans procéder à son inventaire, l'Union européenne.

3 - Harmoniser le salaire minimum en lui attribuant une valeur relative fixée au regard du seuil de pauvreté.

Une manière d'apprécier la différence dans l'attribution du salaire minimum consiste à l'évaluer en pourcentage du salaire moyen. L'étude menée par Dolado et alii [7], quoique désormais ancienne, donne un ordre de grandeur inattendu : l'Italie où le salaire minimum est fixé par convention collective se situe en tête des Etats étudiés et l'Espagne où le salaire minimum est déterminé par le gouvernement en queue de peloton.

Graphique 1 : Salaire minimum en % du salaire moyen

Surtout, dans neuf des Etats membres de l'ancienne UE à 15, le salaire minimum était compris entre 50% et 55 % du salaire moyen. Il est sans doute possible de considérer dès lors que cet écart de un à deux entre le salaire minimum et le salaire moyen fixe le seuil du salaire minimum que la majorité des citoyens européens considère comme légitime.

En effet, l'instauration d'un salaire minimum relève de justifications économiques mais aussi de considérations de justice sociale.

Dans un monde caractérisé par les imperfections du marché, les inégalités conduisent à des investissements insuffisants en capital humain, surtout pour les personnes les plus démunies, ce qui contribue à ralentir la croissance économique. Les secteurs à bas salaires se caractérisent, par ailleurs, par des taux de rotation du personnel élevés, liés à leurs conditions de travail peu attractives. Cette situation n'incite pas les entreprises à développer la formation continue de leur personnel et elle tend à réduire la productivité marginale du travail. Le salaire minimum a aussi pour objectif de corriger les imperfections du marché.

Ce sont également des motifs d'équité qui donnent sa justification au salaire minimum. En effet, un principe éthique consiste à favoriser le travail davantage que le non-travail. Or, des salaires insuffisants, trop proches des normes d'assistance, réduisent l'efficacité des mesures de réinsertion professionnelle des chômeurs ou des personnes en fin de droit. Rendre le travail plus attractif que les prestations sociales représente une condition indispensable à la lutte contre le chômage et l'exclusion.

L'objectif reconnu du salaire minimum est de récompenser le travail. Il doit se distinguer nettement des minima sociaux. La dignité du travailleur doit ainsi être garantie. Autrement dit, un salarié payé au salaire minimum ne saurait vivre en dessous du seuil de pauvreté et tomber dans la catégorie des travailleurs pauvres.

Définir la pauvreté est toujours une question de normes, une construction statistique. L'Insee le fixe à 50 % du revenu disponible médian par unité de consommation, tandis qu'Eurostat privilégie le seuil de 60 % du revenu disponible médian [8].

Même s'il existe une différence entre le revenu disponible médian par unité de consommation qui prend en compte toutes les ressources d'un ménage et le salaire médian qui est individualisé et prend uniquement en compte les revenus tirés du travail, le meilleur moyen de favoriser une vie digne par le travail consisterait à garantir un salaire minimum supérieur à 50% du salaire médian. Si le salaire minimum correspond en France à environ 70 % du salaire médian, cette proportion descend à 55 % aux Pays-Bas, 40 % aux Etats-Unis et au Japon et 36 % en Espagne [9].

L'instauration d'un salaire minimum mécaniquement au-dessus du seuil de pauvreté permettrait à l'Union européenne de distinguer son modèle social de celui des Etats-Unis. Un consensus politique au sein de l'Union peut apparaître autour de la détermination d'un salaire minimum européen fixé au regard du seuil de pauvreté de chaque pays, par exemple à 60 % au moins du salaire médian de chaque Etat membre. Les Etats membres seraient évidemment libres de moduler à partir de ce seuil leur propre salaire minimum.

La solution assurant par le salaire minimum européen un gain supérieur au seuil de pauvreté ne paraît pas devoir perturber les économies nationales et devrait garantir une croissance régulière de ce salaire minimum en le rattachant au salaire médian. L'objectif relève d'une démarche d'équité sociale qui ne devrait pas soulever d'opposition, même des Etats qui conservent, pour l'instant, un salaire minimum inférieur à 50 % du salaire médian.

L'Union européenne afficherait ainsi son ambition d'une harmonisation sociale en adoptant un salaire minimum européen déterminé comme une valeur relative indexée au salaire médian.

4 - Le salaire minimum européen : un projet réalisable ? Un compromis est-il possible entre les Etats membres ?

Ce projet est réalisable. Il nécessite cependant le ralliement des Etats qui ne possèdent pas de salaire minimum national, notamment l'Allemagne et l'Italie. Il est probable que le gouvernement italien de Romano Prodi ne cherchera pas à s'opposer à la mise en œuvre d'un symbole qui est à la sphère sociale ce que représente l'euro à la sphère monétaire. Il reste l'Allemagne qui est en passe d'opérer sa révolution copernicienne. En effet, l'idée que le salaire minimum représente la meilleure arme anti-dumping a traversé le Rhin au cours de la dernière campagne législative.

Le compromis social allemand reposant sur des accords entre partenaires sociaux, les salaires minima sont soumis aux conventions collectives. Toutefois, tous les secteurs d'activité ne sont pas couverts par un accord de branche et les conventions collectives ne s'appliquent que dans les entreprises membres des unions patronales signataires de ces conventions. Par conséquent, selon la centrale syndicale DGB, seuls 70 % des salariés des Länder occidentaux et 55 % des Länder orientaux sont couverts par une telle convention.

Ce phénomène s'est amplifié avec l'élargissement de l'Union européenne. De fait, depuis la réunification et la pression consécutive sur le marché de l'emploi, de nombreuses entreprises, notamment les PME-PMI, n'hésitent pas à sortir des conventions collectives.

En mai 2005 afin de lutter contre le risque de concurrence jugée déloyale, le gouvernement de Gerhard Schröder avait alors souhaité étendre à tous les secteurs d'activité une loi particulière qui ne régissait jusqu'alors que le travail dans le bâtiment et la marine marchande. Cette loi, qui s'applique aux entreprises étrangères travaillant sur le sol allemand, fixe un salaire minimum. 650 000 emplois ont ainsi été sauvés dans le BTP depuis 1995 [10].

La disposition législative projetée n'a pas abouti en raison des échéances électorales. De surcroît, cette idée se heurtait à des préjugés culturels. Elle rompait avec le principe selon lequel il revenait aux partenaires sociaux de fixer les salaires minima en fonction des capacités économiques de chaque branche industrielle, mais aussi de chaque Land. Or, les syndicats étaient très attachés à l'"autonomie salariale" des branches d'activité, pilier de l'économie sociale de marché, et à leurs prérogatives qui en découlaient. En outre, certains craignaient qu'un salaire minimum trop élevé n'amène l'exclusion du monde du travail des travailleurs les moins qualifiés qui ne pourraient pas répondre aux nouvelles exigences de productivité.

Toutefois, la position des syndicats a nettement et irréversiblement évolué. En mai 2006, la Confédération allemande des syndicats, la DGB, a tenu son congrès à Berlin. Les syndicats ont préconisé la relance de la croissance par la consommation et ont manifesté vivement leur souhait de voir se créer au plus vite un salaire minimum national de 7,50 euros bruts de l'heure [11].

Le SPD et les syndicats se montrent favorables à un salaire minimum fixé à 7,50 euro de l'heure, alors que la CDU-CSU et le patronat, jugeant la mesure "coûteuse et inefficace", manifestent leur préférence pour l'option d'un "salaire combiné", subventionné par l'Etat. Il est néanmoins probable qu'un accord sera trouvé avant la fin de la législature. Le Berliner Zeitung, dans son édition du 22 février dernier, révélait que la "grande coalition" envisageait l'instauration d'un salaire minimum brut, fixé par la loi à 6 euro/heure. La controverse politique a essentiellement pour objectif de déterminer le montant du salaire minimum national, mais non de remettre en cause le principe d'une disposition désormais inéluctable.

Conclusion

L'ambition sociale européenne a besoin d'un symbole fort. La création d'un salaire minimum européen qui serait fixé au regard du salaire médian de chaque Etat membre respecterait la diversité européenne et assurerait, dans le même temps, une protection sociale certaine à l'ensemble des travailleurs européens. Les conditions pourraient être prochainement favorables à la réalisation d'un tel projet. L'instauration prévisible d'un salaire minimum en Allemagne et le nouveau gouvernement italien renforcent la possibilité de faire accepter cette proposition par les principaux Etats membres de l'UE.

ANNEXE

Le SPA (Standard de Pouvoir d'Achat) est une unité monétaire artificielle commune qui sert de référence et permet d'éliminer les différences de niveau de prix entre les pays. Un SPA permet donc d'acheter le même volume de biens ou de services dans tous les pays. Sources : Eurostat.


[1] Un salaire minimum aux Pays-Bas depuis 1969, en France depuis 1970, au Luxembourg depuis 1973, au Portugal depuis 1974, en Belgique depuis 1975, en Espagne depuis 1980, en Grèce depuis 1991.
[2] OCDE, "Perspectives de l'emploi", juin 1998.
[3] En 2004, la proportion de salariés percevant le salaire minimum était la plus faible en Espagne (0,8%), au Royaume-Uni (1,4%), à Malte (1,5%), en Slovaquie (1,9%), en République tchèque et en Slovénie (2,0% chacun), et la plus élevée au Luxembourg (18,0%), en France (15,6%), en Lituanie (12,1%) et en Hongrie (8,0%).
[4] Pierre Regnard, "Salaires minima 2006 : des écarts de 82 à 1503 euro par mois", in Statistiques en bref - Population et conditions sociales - 9/2006.
[5] P. Regnard, op. cit.
[6] Les salaires minima exprimés en SPA indiquent le pouvoir d'achat du salaire minimum.
[7] DOLADO J., KRAMARZ, F., MACHIN, S., MANNING, A., MARGOLIS, D. TEULINGS, C. "Using Regional Variation in Wages to. et. (1996), "The Economic Impact of Minimum Wages in Europe"-. Economic Policy, octobre 1996, pp. 319-370.
[8] Le revenu disponible médian par ménage est celui pour lequel la moitié des personnes ou des ménages gagne moins, sachant qu'un ménage, au sens statistique, est défini comme l'ensemble des occupants d'une résidence principale, qu'ils aient ou non des liens de parenté. Un ménage peut, par conséquent, ne comprendre qu'une seule personne. Voir S. Bouquerel et P.-A. de Malleray, L'Europe et la pauvreté : quelles réalités ?, Note de la Fondation Robert Schuman, n°31, mars 2006 : http://www.robert-schuman.eu/fr/librairie/0026-l-europe-et-la-pauvrete-quelles-realites
[9] Il est à noter cependant une nette augmentation du salaire minimum espagnol qui est passé de 537 à 631 euro bruts mensuels entre 2004 et 2006, soit une croissance de 18 %.
[10] Odile Benyahia-Kouider, "L'Allemagne accuse les Polonais de sabrer ses emplois", Libération, 16 avril 2005.
[11] Sur une base de 150 heures mensuelles, ce taux horaire donnerait 1125 euro bruts, ce qui reste en-deçà de la projection réalisée par Eurostat qui fixait l'ordre de grandeur du salaire minimum allemand à 1200 euro mensuels.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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