Élargissements et frontières
Tania Sollogoub
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Tania Sollogoub
Introduction
Depuis deux ans, les principaux équilibres macro-économiques de l'Union n'ont pas été perturbés par l'élargissement du 1er mai 2004. Les marchés du travail se situent globalement sur une tendance identique et les flux migratoires tant redoutés n'ont pas eu lieu, y compris dans les pays qui avaient supprimé les mesures restrictives imposées à la libre circulation des travailleurs [1]. A court terme, c'était finalement la principale inquiétude car rappelons que le PIB de la zone intégrée ne représente guère plus que celui des Pays-Bas. Le centre de gravité de l'Europe économique ne s'est pas déplacé en 2004 [2].
Le rattrapage des pays d'Europe centrale et orientale avec l'UE existe depuis plusieurs années. Leur taux de croissance moyen a été presque deux fois plus élevé que celui de l'UE. Alors que les trajectoires de croissance des pays d'Europe centrale et orientale ont nettement divergé jusqu'aux années quatre-vingt, elles se sont rapprochées dans le contexte de la marche vers l'UE. Pourtant, pour les nouveaux et futurs Etats membres, en particulier à court terme pour la Bulgarie et la Roumanie, l'accélération de la croissance potentielle sera liée d'une part à leur potentiel d'innovation et d'autre part à leur dynamisme régional.
I - Le rattrapage de l'Europe centrale
Les pays d'Europe centrale et orientale qui ont adhéré en 2004 sont donc déjà entrés dans la phase de post-élargissement et leur intégration est économiquement actée. Mais les inquiétudes qui perdurent renvoient au long terme. Les équilibres de l'UE continueront-ils à être respectés ? Pour cela, un minimum de convergence des revenus est nécessaire.
a) Croissances potentielles inégales et déficits courants
Globalement, le mouvement de rattrapage des pays d'Europe centrale et orientale avec l'UE existe depuis plusieurs années, puisque le revenu par habitant de la zone est passé d'une moyenne de 44% des niveaux européens en 1997 à plus de 50% en 2005 [3]. Leur taux de croissance moyen a été presque deux fois plus élevé que celui de l'UE. Entre les pays d'Europe centrale et orientale eux-mêmes, la marche vers l'UE a suscité un rapprochement des trajectoires, alors qu'ils étaient en nette divergence [4] jusqu'aux années quatre-vingt [5]. L'UE est en train de rétablir une cohésion naturelle, détruite par la planification soviétique.
Tableau 1: Taux annuel de croissance potentielle en %
[6]
Cependant la zone reste très hétérogène. Il y a deux groupes de pays : les Etats de petite taille, à forte croissance potentielle, et les pays plus grands situés plus à l'est, dont la convergence sera plus lente.
Le premier, constitué des pays baltes, connaît des rythmes de croissance potentielle élevés. Dans le cas balte, la réalité rejoint la théorie puisque les petits pays très en retard croissent plus vite que les autres. Depuis dix ans, les pays baltes sont les pays les plus performants des pays d'Europe centrale et orientale en termes de convergence.
Graphique 1 : Mesure du rattrapage du revenu moyen de l'UE
(en points de pourcentage, entre 1996 et 2006 - PIB par habitant en parité de pouvoir d'achat (PPA)).
Le second groupe de pays, en Europe centrale, connaît des croissances potentielles à peine plus élevées que les anciens membres de l'UE. Là, le rattrapage est plus lent, sauf en Slovaquie. La faiblesse de la croissance potentielle a des répercussions de politique économique : ces pays sont condamnés à avoir des déficits, en particulier externes, s'ils veulent accélérer leur rattrapage - c'est-à-dire qu'ils auront une croissance effective supérieure à leur potentiel. C'est déjà le cas en Hongrie, et c'est un enjeu pour la période de post-élargissement, car l'adhésion s'est faite à un moment où les capitaux extérieurs se tarissaient - les grandes privatisations étant terminées. Le déficit courant n'est plus couvert par les IDE, et le change est donc volatil. La situation est moins difficile pour les cinq pays qui ont augmenté leur croissance potentielle depuis 1998 (voir tableau 1 : République tchèque et Slovaquie ainsi que les pays baltes). Ils ont tous connu une transition retardée (pour des raisons politiques à Prague et à Bratislava [7]), ou bien ont subi une crise importante (contrecoup de la crise russe de 1998 pour les Baltes, et de la crise asiatique en 1997 pour les Tchèques). Et pour eux, l'afflux de capitaux a eu lieu plus tard. Paradoxalement, ce retard leur permet aujourd'hui de s'affranchir de la contrainte extérieure : les déficits courants sont encore financés par les IDE et les marchés se soucient moins du change. La croissance peut rester au dessus de son potentiel. Les enjeux de politique économique ne sont donc pas les mêmes selon les pays. Cela va influencer le rythme de leur convergence.
Graphique 2 : Couverture du déficit courant par les IDE (en %) : les exemples hongrois et slovaque
b) La trajectoire de convergence
La convergence des pays d'Europe centrale et orientale pourrait être lente : avec des hypothèses de croissance potentielle moyenne respectivement de 2 et 4% pour l'UE et ces pays, le rattrapage des revenus aurait lieu approximativement dans 35 ans selon la Commission européenne [8]. Mais là encore, les performances seront très différentes : avec les croissances potentielles du tableau 1, les cinq premiers pays à rattraper les revenus de l'UE 15 seraient les pays baltes (Estonie en tête), la Slovénie et la Slovaquie. La situation est beaucoup plus délicate pour la Pologne qui cumule le handicap d'un retard de revenu et d'un faible différentiel de croissance avec l'UE. La phase de rattrapage serait probablement au-delà des cinquante ans, sauf à ce que la croissance de la Pologne dépasse les 5% par an... Auquel cas, les déficits externes pourraient réapparaître. A terme, l'élargissement européen bénéficierait donc surtout aux petits pays, avec une émergence de la Baltique sur la carte européenne.
Graphique 3 : Projection du rattrapage polonais : trois hypothèses
• Pologne : 6% de croissance moyenne annuelle contre 2% pour l'UE 15
• Pologne : 4% de croissance moyenne annuelle contre 2% pour l'UE 15
• Pologne : 4,5% de croissance moyenne annuelle contre 2% pour l'UE 15
c) Des économies innovantes ?
Dans des pays à faible ressort démographique, il n'y a qu'un seul moyen pour accélérer la croissance potentielle : augmenter la productivité globale des facteurs. Pour cela, il faudrait que les pays d'Europe centrale et orientale deviennent des économies innovantes. Pour l'instant, ces pays ne sont pas des producteurs d'innovation. Une seule région (autour de Prague) enregistre un pourcentage de dépenses en recherche et développement supérieur aux objectifs de Lisbonne (3% du PIB), les performances de toutes les autres régions sont inférieures à la moyenne actuelle de l'UE (1,9 en 2002). De surcroît, la concentration de ces dépenses est plus élevée que dans le reste de l'UE : 50% des investissements en recherche et développement de la Roumanie sont réalisés dans la même région.
Un élément d'optimisme cependant : ces pays sont capables d'utiliser les innovations, grâce à la qualité de leurs ressources humaines. Plusieurs nouveaux membres enregistrent d'excellentes performances, supérieures à la moyenne européenne pour la part des ressources humaines en sciences et en technologie en pourcentage de la population active totale : avec plus de 50%, l'Estonie atteint des niveaux impressionnants, qu'on ne retrouve que dans les pays nordiques ou autour de capitales. Les deux autres pays baltes (Lettonie et Lituanie) et la République tchèque ont également de très bons niveaux.
d)Comment vont évoluer les flux d'investissements directs étrangers ?
A défaut d'être aujourd'hui des économies innovantes, il faudrait que les pays d'Europe centrale et orientale puissent absorber rapidement les innovations apportées de l'extérieur.
En Europe centrale, les privatisations commencent déjà à s'épuiser dans certains pays. Selon l'Economist Intelligence Unit, les flux d'IDE vers la zone devraient atteindre un maximum en 2007, puis se stabiliser autour d'une moyenne annuelle de 23 milliards de dollars. Les perspectives d'une accélération des IDE consécutive à l'élargissement sont peu crédibles : dans ce domaine, l'essentiel des bénéfices de l'adhésion a déjà été engrangé. De plus, la hausse que pourrait susciter une amélioration de l'environnement macro-économique risque d'être compensée par :
• la croissance des salaires réels ;
• les effets contraignants de certaines régulations communautaires ;
• et enfin, par un probable ralentissement dans le rythme des réformes.
Reste enfin la crainte d'un report des flux vers les candidats des Balkans à plus faible niveau de vie. Toujours selon les estimations d'Economist Intelligence Unit, cette tendance a été forte dans les années 2000 mais elle devrait se stabiliser : la part de l'Europe centrale dans le total des IDE régionaux serait de 28% en 2010 contre 37% au moment de l'adhésion (mais 65% en 2000 !). L'objectif pour les nouveaux membres d'Europe centrale est donc en train d'évoluer : il faut inciter les investisseurs à réinvestir leurs bénéfices sur place. Mais la volatilité des bénéfices réinvestis est forte, et elle peut fragiliser l'équilibre des comptes extérieurs. La dynamique des IDE est généralement vertueuse car elle stimule la croissance et les échanges. Mais elle rend donc aussi les politiques économiques plus complexes. Les afflux de capitaux liés à l'élargissement se sont progressivement déplacés d'un pays à l'autre et ils ont changé les arbitrages des gouvernements. Une fois encore [9], il est impossible d'avoir une vision monolithique de cette zone. Une vision régionale s'impose.
II - La dynamique de développement régional
"Depuis le début des années quatre-vingt, la vitesse de convergence entre les régions européennes a fortement diminué" [10], et les inégalités régionales ne se résorbent pas. En fait, il s'agirait même d'une "spécificité européenne problématique" : la construction européenne "libère des forces d'agglomération géographique des activités sans affecter très sensiblement la mobilité des travailleurs" [11], pourtant nécessaire pour bénéficier d'une entrée dans l'UE.
Europe élargie : des disparités accrues
Avec l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale à l'UE, les inégalités régionales européennes se sont accrues. Le ratio du rapport de revenus entre la région la plus riche et la plus pauvre était de 1 à 5 dans l'UE à 15 en 2000. Il est à présent de 1 à 9 dans l'UE à 25 et sera de 1 à 13 dans l'Union à 27 [12]. Cela déplace d'un seul coup le centre de gravité de la politique de cohésion vers l'est car le revenu moyen de l'UE élargie est mécaniquement diminué : 30 régions bénéficiaires des fonds structurels (dont l'attribution est déclenchée dès lors que les PIB par habitant en parité de pouvoir d'achat sont inférieurs à 75% de la moyenne européenne) vont perdre leurs droits aux aides européennes alors qu'elles souffrent encore d'un retard de développement. On voit mal comment échapper à la redéfinition d'un nouveau seuil d'éligibilité ou bien à l'instauration d'une phase transitoire ("phasing out"), solutions qui avaient été évoquées dès 2001 par la Commission dans son second rapport sur la cohésion économique et sociale.
a) Les effets de débordement
La dynamique de développement local n'est pas uniquement liée à la dotation en facteurs - humains, capitaux, technologie etc. - de chaque région. Il faut aussi compter sur les relations que celle-ci entretient avec sa périphérie. Ainsi, les zones les plus développées ont, sous certaines conditions, une capacité d'entraînement très forte sur les régions voisines. La géographie de l'UE fait apparaître des pôles de développement interrégionaux, fondés sur ce que les économistes appellent des "effets de débordement" : on constate que les régions qui ont un PIB par tête élevé sont localisées près d'autres régions possédant également un revenu par tête élevé. Le raisonnement est le même si les revenus sont faibles : il y a une tendance à l'auto-corrélation des performances. L'analyse de la convergence régionale européenne doit donc prendre en compte les interactions entre régions, "l'équilibre d'un système n'étant pas la somme d'actions indépendantes" [13].
b) Économie de réseau et convergence institutionnelle
En fait, toutes les études sur le développement régional dans le monde mettent l'accent sur ces phénomènes qui sont liés à la modification des modèles de croissance eux-mêmes : les interactions spatiales sont devenues les vecteurs indispensables des "économies basées sur la connaissance" (EBC) - définies selon l'OCDE à partir de "la capacité d'un territoire à acquérir, créer et utiliser de la connaissance, celle-ci étant la principale source de croissance économique". En effet, les ECB sont des économies de réseau, dans lesquelles la confiance entre les individus et la diffusion de la connaissance sont aussi importantes que la capacité à produire de l'innovation. Dans cette nouvelle vision de la croissance, les effets de proximité deviennent essentiels car ils font vivre les réseaux. Dans quelle mesure l'UE favoriserait-elle les effets de débordement ? Parce que l'acquis communautaire impose une mutation des pays en profondeur. En effet, "le droit, arme de l'Europe" [14] lui donne un "pouvoir de transformation" [15] qui va bien au-delà des structures de production : la convergence institutionnelle favorise l'éclosion d'une économie de réseau.
c) Pays d'Europe centrale et orientale : plusieurs pôles régionaux à distinguer
L'Europe centrale - particulièrement la République tchèque, la Hongrie, la Slovénie- et les pays baltes sont très avantagés par leur géographie, beaucoup plus même, que le Portugal et la Grèce. Ils bénéficient de la proximité de deux pôles de très forte compétitivité, Allemagne et Autriche d'une part, et Europe du Nord d'autre part. En Europe centrale, les frontières sont étendues et poreuses. Les réseaux locaux existent déjà, favorisés par des proximités linguistiques et une histoire commune.
L'élargissement a rapidement suscité une accélération du commerce entre les différents pays d'Europe centrale et orientale à partir de 1995 : le commerce intra-zone représentait 13% des échanges totaux des pays d'Europe centrale et orientale en 2002 et 14% dès 2004. C'est sans rapport avec la part des anciens membres de l'UE (62% en moyenne du commerce des pays d'Europe centrale et orientale), mais il est peu probable que les échanges avec ceux-ci évoluent massivement après l'élargissement. En effet, le développement du commerce avec l'UE a précédé l'intégration des pays d'Europe centrale et orientale. En revanche, le commerce intra-zone s'inscrit dans une tendance plus dynamique, particulièrement autour de trois bassins régionaux - à savoir les bassins baltes, l'Europe centrale et l'Europe orientale, cette dernière se réorganisant lentement autour de la Grèce et de l'Italie [16].
Pour les nouveaux Etats membres de 2004, l'analyse du développement régional à partir des effets de débordements est convaincante : elle permet d'expliquer des différences de développement entre eux [17]. Ainsi, l'Europe centrale forme une zone tampon entre les régions riches du nord-ouest et la concentration des régions pauvres de l'est. Ce sont des espaces où le PIB par tête est faible mais dont l'environnement géographique est favorable : ils sont susceptibles de bénéficier de l'influence allemande et autrichienne. On peut constater le même phénomène pour les pays baltes avec l'Europe du nord.
En revanche, la Bulgarie et la Roumanie cumulent certains handicaps : ce sont des grands pays qui ont un faible niveau de PIB par tête, un faible niveau de confiance, mais surtout qui sont isolées des autres régions européennes, entourées de pays à bas niveau de revenus (ex-Yougoslavie et Russie). La faiblesse des effets de débordement pourrait ralentir leur convergence. Quels seront alors les meilleurs schémas de développement pour ces pays ?
III- Bulgarie et Roumanie : quels enjeux ?
Pour l'instant, l'impact européen est net : la moyenne des taux de croissance annuels du PIB roumain était de 4,9% entre 2000 et 2005, contre -0,1% lors des cinq années antérieures. En Bulgarie, les chiffres pour les mêmes périodes sont de 5,1% et -0,2%. Mais la convergence sera longue. Les retards de développement par rapport au reste de l'UE sont plus profonds que ceux des pays d'Europe centrale qui ont déjà adhéré. En fait, l'UE s'apprête à vivre une expérience inédite, c'est-à-dire intégrer des pays dont le revenu par habitant est inférieur à 40% de la moyenne européenne mesurée en parité de pouvoir d'achat.
a) Des pays candidats en transition
En 1993, la Roumanie et la Bulgarie ne s'engagent pas dans les réformes structurelles que tentent les autres pays d'Europe centrale et orientale. La transition s'enclenche plus tardivement, entre 1997 et 1999, et elle est stimulée par des facteurs extérieurs : perspective d'élargissement et contraintes de financement. La dynamique de changement est donc tardive et marquée par l'influence extérieure. C'est un facteur politiquement fragilisant.
A Bucarest, après la révolution, l'absence de transition politique avait figé la situation [18]. Et comme le pays était très peu endetté, la Roumanie avait vite dérivé vers une situation de surchauffe. En 1999, la crise de liquidité se profile donc et les créanciers extérieurs, en particulier le FMI, contraignent à l'ajustement. La croissance s'effondre. Les accords européens dessinent alors une perspective sur laquelle va s'appuyer la reprise qui n'a lieu que tardivement, à partir de 2000. Il faut prendre la mesure de cette trajectoire heurtée pour comprendre aujourd'hui les forces d'inertie face aux réformes. Les Roumains ont survécu, pendant dix ans, grâce à une économie parallèle et une agriculture de subsistance. Et l'Etat y a perdu en légitimité.
Depuis quatre ans, l'acquis communautaire permet enfin de donner un peu de visibilité aux investisseurs directs : pour la première fois, les institutions ont évolué et la croissance est soutenue par l'investissement et les gains de productivité. Ces changements structurels justifient une décision d'adhésion à l'Union européenne. Mais il ne faut pas sous-estimer les difficultés : la Roumanie est encore en transition. C'est une économie à deux vitesses : d'une part, des secteurs exportateurs appuyés sur l'activité d'investisseurs directs étrangers à la recherche de faibles coûts salariaux et, d'autre part, les secteurs improductifs : l'agriculture, vivrière pour partie (près de 35% de la population active), avec quelques créneaux exportateurs (céréales, vins, etc.) [19].
En Bulgarie, la contrainte extérieure joue plus rapidement encore car Sofia est surendetté dès les années 1990. La crise de paiement a eu lieu plus tôt qu'en Roumanie, en 1996, et elle est plus forte, car ce n'est pas "seulement" une crise de liquidité. Le secteur bancaire s'effondre, grevé de créances douteuses. La solvabilité du pays est remise en question, et la renégociation de la dette s'accompagne d'un sévère ajustement monétaire tandis qu'une caisse d'émission ou "currency board" [20] est mise en place. L'intervention des créanciers extérieurs dans l'économie bulgare est profonde. Le pays perd son autonomie monétaire. Mais la reprise est aussi plus précoce qu'en Roumanie (dès 1998), fondée sur les investissements. L'accélération de la productivité est nette. La Bulgarie entre vraiment dans la transition.
Les effets du currency board sont sensibles dans trois domaines. La régulation conjoncturelle d'abord car l'inflation est maîtrisée et les déficits budgétaires éradiqués. Ensuite, le secteur bancaire est assaini et surtout, des structures de contrôle des engagements sont mises en place : c'est un élément encourageant pour les années à venir, afin d'éviter la propagation des risques systémiques. Enfin, l'ensemble de ces éléments est favorable aux investissements directs étrangers : ceux-ci couvrent en moyenne 85% pour la Bulgarie entre 2000 et 2005 contre 65% des déficits courants roumains. Cela écarte le risque de crise des paiements bien que l'endettement bulgare soit encore élevé (la dette extérieure totale représente encore 66% du PIB en 2006... contre 103 % en 1997).
A partir de 1998, les signes favorables s'accumulent en Bulgarie, stimulés par la stabilisation monétaire et les capitaux étrangers. Plus encore qu'en Roumanie, la croissance est soutenue par les investissements (graphique 4) et surtout, la courbe du chômage est plus typique d'une transition réussie : un pic en 2001 mais depuis, une tendance à la baisse très encourageante (graphique 7). Cependant le décollage du pays n'est pas aussi net qu'on aurait pu l'espérer alors, car les contraintes sont nombreuses.
Graphique 4 :
Graphique 5 :
b) Des contraintes structurelles
Depuis le début de la transition, les deux pays ont eu des profils de croissance assez parallèles, parfois décalés d'un an ou deux. La Roumanie garde une trajectoire légèrement plus heurtée - l'effet stabilisation du currency board joue en Bulgarie. A l'inverse, les taux de chômage bulgares ont toujours été plus élevés qu'en Roumanie où l'agriculture joue un rôle de secteur refuge [21]. Mais à moyen terme, les contraintes sont à peu près identiques à Bucarest et à Sofia : des enjeux structurels, des situations politiques et sociales fragiles, et une géographie peu propice aux effets de débordements. La population agricole est trop importante [22] et l'industrie doit monter en gamme.
Graphique 6 : Taux de croissance du PIB
Graphique 7 : Taux de chômage (en % de la population)
Les déficits extérieurs sont chroniques : les activités de sous-traitance lient le décollage des exportations à celui des importations. De plus, la Bulgarie et la Roumanie sont encore marquées par la surconsommation énergétique traditionnelle de l'industrie soviétique, et les importations d'énergie augmentent dès qu'ils s'engagent dans la croissance. Enfin, les corrélations du crédit, de la consommation et des importations de biens sont très fortes : c'est une des caractéristiques de la transition. Mais, la Bulgarie a une fragilité que la Roumanie n'a pas : le taux d'épargne y est chroniquement faible (12,5% en 2006 contre 21% en Roumanie), à peu près équivalent au niveau de la Grèce dans les années 60. Cela condamne le pays aux déficits courants : ils sont soutenables tant qu'il y a des IDE pour les financer mais si ceux-ci viennent à s'épuiser, l'ajustement sera inévitable et la croissance contrainte.
La Roumanie et la Bulgarie sont donc des pays dépendants des capitaux extérieurs : pour financer la restructuration mais aussi pour soutenir leurs équilibres financiers. Pour l'instant, les IDE sont surtout liés aux privatisations. Mais certains secteurs attirent aussi des investissements nouveaux : le tourisme, les activités de construction (cimentier en particulier) et l'industrie automobile. Ces pays possèdent aussi des ports, richesse importante pour l'Europe élargie.
c) Quels sont les enjeux de l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie ?
A court terme, le pilotage conjoncturel n'est pas facile : les tendances à la surchauffe seront fortes et le change peut redevenir volatil. Les deux pays devront surveiller l'explosion de leur crédit intérieur (29% en moyenne annuelle en Roumanie entre 2000 et 2005), la qualité des créances dans les bilans bancaires et l'évolution de la dette des agents privés, surtout quand elle est libellée en devises. La dette extérieure à court terme de la Roumanie représente tout de même 28% de son endettement total en 2006 contre 14% en 2001, mais le ratio de service de la dette est tout à fait acceptable à 12% des exportations.
A long terme, la convergence des revenus sera lente et dépendra, dans une large mesure, du développement des flux commerciaux avec les autres pays d'Europe centrale et orientale. La Bulgarie présente d'ailleurs la particularité d'être l'un des pays de la zone les plus ouverts commercialement, nettement plus même que la Roumanie (les exportations représentent respectivement 64% et 41% du PIB).
Ne bénéficiant pas d'une situation géographique optimale pour bénéficier de forts effets de débordements, les futurs membres de l'UE ne pourront pas suivre une trajectoire identique à celle des pays d'Europe centrale. Il leur faudra excentrer leur stratégie de croissance et miser sur une ouverture vers le sud et l'est (Italie et Grèce, Balkans, Turquie, Russie). De plus, tant que les privatisations ne seront pas achevées, ils pourront aussi exploiter leur consommation intérieure, puisque les IDE viendront combler les déficits que les importations ne manqueront pas de creuser. Mais ce sera une stratégie dangereuse. En fait, c'est leur montée en gamme industrielle et commerciale qui déterminera vraiment leur insertion dans l'espace industriel de l'UE. Il y a quelques signes favorables mais rien n'est acquis : les échanges restent fondés sur de l'inter-branche, témoignant d'une délocalisation à faible valeur ajoutée.
En intégrant la Roumanie et la Bulgarie, l'UE donne donc à ces pays des moteurs de croissance, et les synergies entre l'élargissement et la transition existent - en particulier par le biais de l'afflux de capitaux pour financer les déficits. Mais il y a trois types de risques.
• Le premier serait une moindre incitation aux réformes après l'adhésion à l'UE et un ralentissement des efforts structurels. Le schéma serait catastrophique car, rappelons- le, ces pays sont encore en transition. Dans ce cas, les moteurs de croissance externe se traduiraient "simplement" par une surchauffe. Un tel scénario ne pourra être évité que par une forte volonté politique de réforme, issue des pays eux-mêmes. D'où l'insistance communautaire à éradiquer la corruption.
• Le second danger tient à l'efficacité des aides européennes, auxquelles on a parfois reproché, en Grèce particulièrement, d'avoir bénéficié non pas aux régions les plus défavorisées mais à des producteurs situés dans d'autres pays ou d'autres régions.
• Enfin, le scénario d'une absorption par les seules forces de marché est peu probable dans les régions périphériques de l'est - bien qu'il ait fait ses preuves dans les petits pays. Il faudra donc des politiques plus volontaristes et une stratégie d'aide communautaire révisée à la hauteur de ces nouveaux enjeux.
Depuis trente ans, la dynamique de croissance libérée par les élargissements se concentre donc de plus en plus au niveau des régions, créant de nouveaux pôles de croissance et creusant aussi les écarts de développement. Cette dynamique résulte du jeu étonnamment croisé des forces de marché (les investissements, les flux commerciaux, etc.) et de la convergence institutionnelle (l'adoption de l'acquis). En fait, la diversité des structures de production ou le retard important des niveaux de vie n'est donc pas le principal handicap des nouveaux membres de l'UE. Tout se jouera plutôt sur leur capacité à favoriser les effets de réseaux régionaux.
[1] La Grande Bretagne, l'Irlande et la Suède ont été les premiers à ouvrir complètement leur marché du travail.
[2] T. Sollogoub, "Quelle dynamique de production dans les nouveaux États membres ? (2ème volet de la série spéciale Économie de l'élargissement)", Question d'Europe, n°29, Fondation Robert Schuman, 22 mai 2006 : http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0029-quelle-dynamique-de-production...
[3] "Enlargement, two years after: an economic evaluation", Occasional papers, mai 2006 : http://europa.eu.int/comm/economy_finance/index_en.htm
[4] Une situation de divergence est celle où il n'existe plus aucune référence commune, ni unique, ni parallèle, et surtout, où les chocs laissent des traces sur les revenus futurs.
[5] T. Sollogoub, "Quelle dynamique de production dans les nouveaux États membres ? (2ème volet de la série spéciale Économie de l'élargissement)", op. cit.
[6] La croissance potentielle correspond au taux de croissance soutenable à long terme sans tension dans l'économie, en particulier sans tension inflationniste.
[7] T. Sollogoub, "L'héritage macro-économique des nouveaux États membres d'Europe centrale et orientale (1er volet de la série spéciale Économie de l'élargissement)", Question d'Europe, n°18, Fondation Robert Schuman, 13 février 2006 : http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0018-l-heritage-macro-economique-des-nouveaux-etats-membres...
[8] Ibid. Les taux de croissance potentielle des pays d'Europe centrale et orientale sont tirés à la baisse par de mauvaises projections démographiques mais plutôt à la hausse par la productivité globale des facteurs.
[9] Voir T. Sollogoub, "Quelle dynamique de production dans les nouveaux États membres ? (2ème volet de la série spéciale Économie de l'élargissement)", op. cit.
[10] P. Martin, "Convergence et politiques régionales en Europe", La lettre du CEPII, 1997
[11] J. Fayolle, A. Lecuyer. "Croissance régionale, appartenance nationale et fonds structurels européens, un bilan d'étape", Revue de l'OFCE, n°73, avril 2000
[12] C. Ertur et W. Koch , "Disparités régionales et interactions spatiales dans l'Europe élargie", chapitre 3 du livre coordonné par H. Capron, Politique régionale européenne, Ed. De Boeck Université, 2006
[13] E. Ciriolo, "Une analyse des différences de Capital social en Europe" chapitre 7 du livre coordonné par H. Capron, Politique régionale européenne, Ed. De Boeck Université, 2006
[14] M. Léonard, Pourquoi l'Europe dominera le 21ème siècle, traduction française, Paris, Plon, 2006
[15] R. Youngs, "Sharpening European engagement", Foreign Policy Center, 2004
[16] J. Lefilleur, "Vers une régionalisation des échanges en Europe centrale et orientale", in Économie internationale, CEPII, 2004
[17] Voir T. Sollogoub, "Quelle dynamique de production dans les nouveaux États membres ?", op. cit.
[18] Voir T. Sollogoub, "L'héritage macro-économique des nouveaux États membres d'Europe centrale et orientale", op. cit.
[19] Voir T. Sollogoub, "Quelle dynamique de production dans les nouveaux États membres ?", op. cit.
[20] Système qui cumule un ancrage du change et une mécanique stricte de contrôle de l'émission monétaire : chaque nouvelle émission de la Banque centrale doit avoir pour contrepartie une augmentation des réserves de change à due concurrence.
[21] Voir T. Sollogoub, "Quelle dynamique de production dans les nouveaux États membres ?", op.cit.
[22] Ibid.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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