Pour une haute autorité européenne de l'énergie

Climat et énergie

Joachim Bitterlich

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26 juin 2006

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Bitterlich Joachim

Joachim Bitterlich

Ancien conseiller en politique européenne, étrangère et de sécurité auprès du chancelier Helmut Kohl. Membre du Comité scientifique de la Fondation.

Introduction

Grâce à la flambée des prix du pétrole et au débat sur les implications de la dépendance croissante européenne des livraisons de gaz en provenance de la Russie, la politique énergétique est redevenue, depuis quelques mois, un sujet de l'actualité politique et économique européenne.

La sensibilité à la question énergétique a trouvé une expression supplémentaire à travers deux cas européens de fusion qui font la une des journaux depuis quelques mois : il s'agit d'une part de la fusion éventuelle en Espagne entre Endesa et Gas Natural ou avec E.On, d'autre part de celle entre Suez avec GdF ou ENEL.

La montée des prix constitue, selon certains observateurs, un risque pour les perspectives de croissance jugées nécessaire pour la relance européenne et la réduction du chômage ; en même temps, une nouvelle politique énergétique pourrait former la clé d'un programme de relance conjoncturelle pour les années à venir et démontrer que l'Union européenne était en train de sortir de sa crise.

Une remarque supplémentaire sur les prix s'impose : si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, le prix des besoins de base de la vie quotidienne - eau, déchets, énergie, transport - est encore relativement modéré en comparaison avec d'autres besoins "utiles" de la vie pour provoquer vraiment des inquiétudes profondes.

Souvenons-nous, il y a vingt ans, que des spécialistes allemands avaient considéré 1 DM comme le prix limite pour un litre d'essence et que le consommateur allait changer profondément ses habitudes, de nos jours le prix est autour de 1,30 €, c'est-à-dire plus du double – mais nos habitudes n'ont pas du tout changé.

I - L'énergie – une menace et un défi largement sous-estimés

1.L'énergie est d'abord un domaine où des risques à court, moyen et long termes se trouvent mélangés dans une combinaison rare.

La majorité de nos ressources est localisée dans des régions politiquement instables et de nouveaux acteurs émergents comme la Chine où l'Inde deviennent nos concurrents dans l'approvisionnement.

Certains observateurs parlent déjà de savoir comment prévenir la bataille de l'approvisionnement.

Un regard sur les réserves mondiales en gaz suffit pour illustrer cette situation : Russie 47,4 milliards de m3 ; Iran 26,6 ; Qatar 25,8 ; Arabie-Saoudite 6,6 ; Emirats Arabes Unis 6,0 ; Etats-Unis 5,4 ; Nigeria 5,0 ; Algérie 4,5.

L'Amérique du Nord, l'Europe et l'Asie consomment 70% du pétrole dont les réserves se situent pour les deux tiers au Moyen-Orient.

Qui seront les acteurs et les alliés – clé du futur? Les Etats-Unis comme le plus grand consommateur actuel ou l'Asie comme le continent émergent ? Ou devons-nous faire face prochainement à une situation où le Moyen Orient s'alliera avec la Chine ?

Il faut rappeler qu'actuellement l'Europe consomme 17% de l'énergie, les Etats-Unis 29%, l'Asie plus de 20%, dont 11% pour la Chine et 4% pour l'Inde.

De surcroît, si nous prenons en considération la consommation chinoise d'énergie par habitant cela représente seulement 17% de celle des Etats-Unis ou 26% de celle de l'Union européenne. Quelle sera la situation dans dix ans étant donné une croissance avec une moyenne autour de 10% de la Chine ?

L'énergie est, par ailleurs, pour l'Europe un domaine où celle-ci connaît une dépendance croissante vis-à-vis de pays tiers – la prévision est de 70% en 2030 contre 50% actuellement. Par contre, notons que le degré d'indépendance américain est voisin de 70%.

2.Il s'agit d'un domaine dans lequel il n'y a pas encore de réponse commune, où l'Union européenne est un acteur fragmenté qui ne pèse pas beaucoup sur les conditions des marchés internationaux.

C'est un domaine dans lequel il n'y a pas (encore) de marché commun, mais des marchés nationaux, régionaux, des traditions, des politiques nationales divergentes.

L'énergie est un champ où la politique a conservé une tendance à imposer le dernier mot comme le montrent l'exemple en Espagne – d'Endesa avec Gas Natural ou avec E.On – ou en France – l'avenir de Suez avec Enel ou avec GdF – ou encore dans d'autres pays Européens.

3.Les Etats-membres de l'UE ont développé des "energy mix" totalement différents – je ne veux citer, comme exemples, que ceux de la France et de l'Allemagne.

La France ne doit-elle pas développer un troisième et quatrième piliers à côté du nucléaire et de l'hydraulique ? L'Allemagne ne doit-elle pas réviser sa sortie programmée du nucléaire ?

Il semble qu'il existe néanmoins un certain dénominateur commun européen limité : plus d'économie, plus d'efficacité, plus de diversification des sources, plus de protection de l'environnement, moins de CO2.

Face à ces défis, l'Europe a réagi : des réflexions sont en route sur la base du Livre vert de la Commission européenne du 8 mars 2006, ainsi que des Conclusions des Conseils européens du 23/24 mars et du 15/16 juin 2006.

L'objectif commun est d'atteindre un accord sur les priorités politiques et un plan d'action lors de la réunion du Conseil européen au printemps 2007. Néanmoins les débats actuels ne permettent pas encore de parler ni d'une percée ni même d'une nouvelle politique européenne.

4. Le défi est accentué par le fait qu'à l'extérieur se déroulent en même temps plusieurs crises: l'une avec le nucléaire en Iran, l'autre avec la question de la fiabilité et la dépendance de la Russie, aggravée par son attitude vis-à-vis de l'Ukraine, le troisième avec l'Amérique latine où le nationalisme est en train de gagner en vitesse.

D'où également les réflexions sur une politique extérieure commune européenne dans le domaine de l'énergie.

5. Nous nous trouvons dans une situation comparable à celle de l'après-guerre, de 1950, lorsque nous avons créé la Communauté du Charbon et de l'Acier – le temps est-il mûr pour un nouveau pacte européen ?

II. Nécessité d'une nouvelle orientation de la politique énergétique des Etats-membres de l'UE

Le point de départ de la réflexion sur une nouvelle orientation de la politique énergétique et l'"energy mix" du futur doit être la discussion sur les origines, les fournisseurs extérieurs d'énergie, mais aussi et surtout sur les bases de notre approvisionnement énergétique :

le maintien et le développement de l'option nucléaire sont indispensables, mais il faut prendre en considération une préoccupation majeure dans différents pays : la sécurité et les déchets nucléaires ;

l'eau est une ressource limitée, mais compétitive, des réticences environnementales (barrages) forment souvent un frein ;

le charbon, qui représente à l'échelle mondiale 28% de la consommation (36% pour le pétrole, 23,5% pour le gaz), a perdu ces dernières années sa position importante en Europe, mais semble en train de préparer sa renaissance ;

La recherche pour des centrales à charbon propre est en route, les premiers projets-pilote également, mais quel sera le prix de cette renaissance de l'énergie à base de charbon ? Des experts évoquent le double du prix actuel !

le gaz reste également indispensable, mais l'Europe dépend d'importations (30% de la Russie, 22% de la Norvège, 16% de l'Algérie, 30% d'autres pays comme le Nigeria, Qatar) ;

L'Allemagne seul dépend à 34% de la Russie avec une tendance croissante – est-ce un développement sain ? (ses autres fournisseurs internationaux étant surtout la Norvège, les Pays-Bas et le Royaume-Uni) ;

l'énergie éolienne est devenue une des aventures les plus chères, cette technique d'énergie renouvelable doit être, mis à part, les problèmes des éoliennes pour le paysage, considérée comme une illusion verte ; elle a et gardera un coût trop élevé ;

l'énergie solaire est, pour le moment, un complément limite, des progrès sont en route, mais avec un prix toujours élevé.

la géothermie n'est guère utilisée, mais elle est un moyen complémentaire prometteur ;

le "pétrole vert" est un sujet nouveau, une alternative à développer – "Bio- masse", - gaz, - éthanol, etc. – avec un avenir sous-estimé à l'heure actuelle (à l'horizon 2010 – 4% ou plus ?) ;

l'utilisation des déchets, en particulier à partir de l'incinération, est également un moyen complémentaire précieux.

Il y a un autre facteur et outil bien connu, mais toujours sous-estimé et sous-utilisé : l'efficacité de nos installations.

Des études récentes sur une comparaison de l'efficacité énergétique dans l'UE ont montré que la lanterne rouge est formée par l'Estonie, la Slovaquie et la République tchèque ! Viennent ensuite la Belgique, la Lituanie, la Finlande, la Lettonie, la Suède. L'Allemagne et l'Espagne sont dans la moyenne de l'Union européenne.

Dans ce contexte, nous devons penser également à la question de la nature de nos installations : ne faudrait-il pas prôner un développement vers des installations plus décentralisées, donc plus locales et petites ?

III. La réponse nécessaire

1 - Un marché européen – mais avec quels éléments ?

1.La libéralisation des marchés qui devra être complétée le 1er juillet 2007 constitue une base, certes, mais elle reste insuffisante. Elle aurait dû être accompagnée dès le départ par le "unbundling" de la production, du transport et de la distribution.

Un marché commun présuppose des règles communes, d'abord de concurrence (mais sur la base de quel marché?), l'accompagnement par un système de régulation, de contrôle permanent - par un régulateur européen, indépendant ou au sein de la Commission, ou des régulateurs nationaux indépendants ?

2.Un véritable marché commun et une concurrence saine réclament également l'existence d'un certain degré d'interconnexions, qui sont la base indispensable d'un vrai réseau européen pour l'électricité et le gaz. Les flux transfrontaliers ne représentent actuellement qu'un peu plus de 10% de la consommation européenne.

Quel degré d'interconnexions est souhaitable, qui doit les financer, avec quelle part du marché? S'agit-il d'infrastructures publiques ou des incitations financières publiques suffiront-elles face à des acteurs sur ce marché européen qui peuvent continuer à vivre avec l'étendue actuelle ?

3.Une autre question est de savoir si nous n'avons pas, étant donné notre géographie, un intérêt vital à intégrer nos voisins européens dans ce marché de l'Union européenne ?

Tout connaisseur nous indique que le nucléaire reste indispensable. Dans cette perspective, quel régime et quel rôle pour le nucléaire ?

4.La question-clé est de savoir si nous avons besoin d'une politique commune pour pouvoir gérer l'approvisionnement, la production, le transport et la distribution ou suffit-il d'assurer la coordination des politiques nationales pour éviter des problèmes entre les Etats-membres suite à leur choix et spécificités nationales ? D'ailleurs, qui devrait être l'arbitre en cas de divergences ?

Par quelles politiques d'appui un marché commun européen ou la coordination des politiques doivent-ils être accompagnés?

l'observation permanente du marché européen et international, y compris l'instauration d'un système d'alerte précoce - mais par quelle institution ? AIE (Agence Internationale de l'Energie) ? la Commission européenne? ;

la fixation d'objectifs de réduction de CO2 et d'efficacité énergétique y compris dans le domaine de l'utilisation du "pétrole vert" ;

et la promotion de l'innovation et de la recherche appliquées.

Toutes ces questions mènent à la question finale : faut-il une "Autorité européenne commune" ? La Commission européenne sur le modèle de 1950 ou une autre et une nouvelle institution ?

Je suis de plus en plus convaincu que "oui" et que nous avons besoin d'une telle Autorité comme observatoire permanent, comme institution de coordination, d'appui, de contrôle et d'arbitrage.

2 - Une politique extérieure concertée ou davantage commune

C'est une nécessité incontestable, mais avec quels objectifs ?

Nous devons d'une part diversifier nos ressources, réduire la dépendance d'un seul pays ou d'une seule région. D'autre part, il s'agira de bâtir un partenariat avec les différents pays et cela présuppose que ces pays puissent avoir "leur place" en Europe (voir le problème posé par Gazprom) et promouvoir une coopération globale.

Conclusion

La conception et la mise en œuvre d'une politique énergétique commune représentent pour les Européens un des défis stratégiques majeurs du 21e siècle.

Si nous suivons les débats actuels, nous avons parfois l'impression qu'une réponse européenne commune est encore un rêve, voire une utopie.

Ou bien, nous nous trouvons, comme il y a 56 ans, dans une transition vers la reconnaissance d'un problème de fond ou bien faut-il que les prix augmentent davantage au-delà de 100 dollars le baril de pétrole pour que nous en saisissions l'enjeu ?

Européens, réveillons-nous, nous avons les techniques, les technologies, l'innovation, nous disposons d'un potentiel énorme encore guère utilisé, les questions claires sont sur la table – ce qu'il faut c'est le courage politique d'agir sans attendre !

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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